Les trois œuvres majeures de Stravinski inscrites au programme du concert du 20 octobre brossent le portrait d’un créateur imaginatif, d’un compositeur à facettes, aux ressources sans limite. L’idée de rapprocher le divertissement néoclassique Pulcinella de l’austère Symphonie de Psaumes et de l’effervescence sauvage de Noces donne le vertige, tant le génie de cet inventeur de musique emprunte les voies les plus originales, les plus éclatées. Tugan Sokhiev, aux commandes de ce triptyque, réunit et galvanise l’Orchestre national du Capitole, le Chœur du Capitole, dirigé par Alfonso Caiani, et une pléiade de solistes motivés. Ce programme sera d’ailleurs le soutien musical du premier spectacle du Ballet du Capitole dirigé par Kader Belarbi.
L’orchestre, dirigé par Tugan Sokhiev, et les trois solistes (au fond à gauche) :
Gennady Bezzubenkov, Vasily Efimov et Olga Savova, pour l’exécution de Pulcinella
– Photo Classictoulouse –
Après le tremblement de terre provoqué par la création du Sacre du Printemps, Stravinski jette un regard vers le passé. Avec ce ballet consacré à l’impertinent séducteur napolitain Pulcinella (inspirateur de notre Polichinelle), il décide de puiser avec délices dans la musique du XVIIIème siècle. Le compositeur, à la fin de sa vie, analyse ainsi ce retour aux sources : “Pulcinella fût une découverte du passé, l’épiphanie grâce à laquelle l’ensemble de mon œuvre à venir devint possible. C’était un regard en arrière, certes, la première histoire d’amour dans cette direction-là, mais ce fût aussi un regard dans le miroir”. L’intégrale du ballet, qui ouvre la soirée, associe trois chanteurs solistes à un orchestre presque traditionnel dont les musiciens jouent eux-mêmes un rôle. Les voix comme les instruments se prêtent au jeu du divertissement, du pastiche habilement construit. La direction de Tugan Sokhiev, vive, alerte, d’une extrême précision, jongle avec les emprunts à Pergolesi et le « style Stravinski », organise les péripéties, fait du rythme la colonne vertébrale de ce feu d’artifice, truffé de clins d’œil. La réactivité de l’orchestre permet à chaque nuance d’épanouir toute sa finesse et ses couleurs. La mezzo-soprano Olga Savova, timbre sombre et éclatant, le ténor Vasily Efimov, tour à tour inquiet et triomphant, la basse bouffe Gennady Bezzubenkov incarnent ces personnages ambigus de Commedia dell’Arte teintés de culture russe. Les nombreux solos instrumentaux impressionnent ou émeuvent. Daniel Rossignol, premier violon solo, joue son rôle avec panache et virtuosité. Chaque pupitre intervient comme un protagoniste sonore de l’intrigue. Le hautbois solo, la flûte, les cors, la trompette, les bassons se déchaînent avec esprit. Le duo si improbable entre le trombone et la contrebasse (David Locqueneux et Damien-Loup Vergne, admirables !) réjouit le cœur.
L’Orchestre, les deux pianos et le Choeur du Capitole pour la Symphonie de Psaumes
– Photo Classictoulouse –
Le contraste n’est pas mince avec la Symphonie de Psaumes qui succède à Pulcinella. Dans cette fresque émouvante « Composée à la gloire de Dieu… », l’orchestre de Stravinski, décidemment à géométrie variable, ne comporte ni violon, ni alto ni clarinette, mais s’adjoint un riche déploiement d’instruments à vent et deux pianos jouant les percussions. Le chœur vient clamer les paroles sacrées des psaumes 38, 39 et 150. Cette partition austère, mais d’une profonde sensibilité, témoigne de la profonde piété du compositeur, de son attachement à la foi orthodoxe. Dans les supplications de la première partie, le chœur émerge avec douceur du prélude orchestral, soyeux mais intense. Un bouleversant solo de hautbois ouvre le psaume 39 sur le dénuement qu’évoque le texte. Quant au psaume 150, le plus développé par Stravinski, il serre la gorge et le cœur. La répétition obsessionnelle du mot « Laudate » (Louez), et surtout le recueillement mystique avec lequel les voix exhalent un « Alleluia » douloureux bouleversent la sensibilité de chacun. Nous sommes à des années-lumière des déploiements baroques à la Haendel. L’équilibre fusionnel entre le chœur et l’orchestre est admirablement réalisé.
Le dispositif instrumental et vocal pour l’interprétation de Noces.
Au premier plan de gauche à droite : Anastasia Kalagina, Olga Savova, Tugan Sokhiev, Vasily Efimov et Gennady Bezzubenkov. Au deuxième plan, les quatre pianistes : Guillaume Vincent, Romain Descharmes, Florence Cioccolani et Varduhi Yeritsyan.
– Photo Classictoulouse –
Nouveau contraste avec l’irruption des quatre pianos, des nombreuses percussions, des deux chœurs (femmes d’un côté, hommes de l’autre) et des quatre solistes de cette sorte d’opéra-ballet, intitulé simplement : Noces. Nous revoici dans la Russie profonde. La toute puissance du rythme s’y manifeste autant, mais autrement, que dans le Sacre. Là aussi, la vitalité, l’énergie, la sauvagerie même (une sauvagerie habilement maîtrisée !) émanent d’une structure musicale imaginative et féconde en constante transformation. Une précision d’horlogerie fait battre les cœurs. Tugan Sokhiev maîtrise parfaitement ce déroulement festif dans lequel les échanges entre les divers protagonistes atteignent des sommets de complexité. La soprano Anastasia Kalagina est une mariée idéale, émouvante, sensible, alors que Vasily Efimov, marié tour à tour inquiet et coléreux, épanouit ici sa pleine expression. On retrouve également avec plaisir les belles et savoureuses voix graves d’Olga Savova et Gennady Bezzubenkov. Les deux ailes des chœurs font des merveilles, navigant entre louanges rituelles et imprécations explosives.
Un grand bravo aux quatre pianistes. Quatre artistes dont la réputation n’est plus à faire : Romain Descharmes, Varduhi Yeristyan, Guillaume Vincent et Florence Cioccolani, (excusez du peu !) bâtissent le décor mouvant et subtilement sauvage de ces Noces que Francis Poulenc qualifiait si justement de « somptueuses et barbares ». Un grand bravo enfin au maître d’œuvre de cette réussite, Tugan Sokhiev, attentif à tous et à chacun.
On attend avec impatience la série de spectacles de ballet accueillie au Théâtre du Capitole par Frédéric Chambert et le directeur de la danse, Kader Belarbi.