Le 29 mars dernier, Grigory Sokolov était de retour à Toulouse, invité de la saison des Grands Interprètes. Ses récitals associent souvent deux compositeurs dont les styles se complètent ou parfois même s’opposent. En 2008, ce fut Mozart et Chopin. En 2009, Schubert et Schumann. Cette fois, il apparaît comme l’arbitre entre Johann Sebastian Bach et Robert Schumann. Une confrontation hautement significative entre l’architecte suprême et le poète du piano.
Grigory Sokolov possède une personnalité unique qui le distingue de tous les autres pianistes. Une force peu commune émane de son allure solide et massive. Son toucher très spécifique se reconnaît dès les premiers accords. Très détaché, cristallin, transparent et lumineux, il est capable de fortissimos impressionnants comme de murmures à peine audibles. Son sens du rythme n’est paradoxalement pas très éloigné de celui d’un Glenn Gould, dont le « staccato » est passé à la légende. L’émotion musicale n’est jamais rajoutée au texte de chaque partition. Elle naît de la structure même de la partition qu’il investit. Grigory Sokolov est un bâtisseur. Il construit chaque œuvre comme un véritable architecte de l’immatériel. Intellectuelle, sans nul doute, son approche des grandes partitions n’a néanmoins rien de desséchant. Le contrôle absolu, parfaitement maîtrisé de son jeu, lui permet de réaliser jusqu’au bout ses conceptions et ses projets d’interprète. Ainsi, l’équilibre qu’il obtient entre les deux mains tient du miracle et contribue à cette perfection formelle.
Le pianiste russe
Grigory Sokolov (Photo Klaus Rudolph)
Bach, sous ses doigts, resplendit comme un diamant. L’utilisation du piano, en lieu et place du clavecin pour lequel ses œuvres ont été conçues, ne l’incite en rien à « romantiser » son propos. Pas de rubato, peu de pédale, son jeu bondissant, les phrasés de liés par deux, la clarté unique des registres qu’il simule comme s’il jouait un clavecin éclairent les partitions d’une lumière originelle. Dans le « Concerto Italien » qui ouvre son récital les mouvements extrêmes explosent de jubilation. Dans le sublime Andante, la main gauche, d’une infinie légèreté, apporte un commentaire incroyablement subtil au chant de la main droite.
Avec la vaste « Ouverture dans le style français », la rigueur du toucher n’obère rien de la fantaisie qui irrigue la succession des mouvements. La danse y règne en maîtresse absolue. Gavottes, Passepieds, Bourrée et Gigue donnent des fourmis dans les jambes. Les rythmes inégaux, joliment pointés, de l’Ouverture, la mélodie infinie de la nostalgique Sarabande construisent une interprétation novatrice et passionnante.
Avec Schumann, le propos est tout autre. Sokolov fait exploser là un véritable feu d’artifice. La succession des atmosphères contrastées de la très complexe « Humoresque » explore, expose, un monde nourri d’imagination et de fantaisie. Toute la palette des couleurs possibles sur un clavier éclabousse ce tableau étonnant des « humeurs » telles que Schumann pouvait les éprouver et les communiquer. Le pianiste enchaîne le « Zum Beschluss » final de l’« Humoresque » avec le rare opus 32 intitulé « Scherzo, Gigue, Romanze und Fughette », qui rejoint par son mouvement final le contrepoint à la Bach.
Généreux comme à son habitude, Grigory Sokolov offre au public enthousiaste pas moins de quatre bis, « Le Rappel des Oiseaux » et le fameux « Tambourin » de Rameau, puis le dramatique Capriccio op. 116 n°7 en ré mineur de Brahms et enfin la Mazurka op. 68 n°2 en la mineur de Chopin. Tout un programme !