Concerts

Noirceur envoûtante

Si la musique de Chostakovitch offre souvent plusieurs niveaux de lecture, elle reflète presque toujours la noirceur angoissante qui habitait le personnage. L’ensemble de ses quinze symphonies, enfin reconnu à sa juste valeur, représente un corpus d’une force et d’une cohérence qui font de Chostakovitch l’un des grands symphonistes du XXème siècle, avec Mahler, bien sûr, mais aussi Sibelius. Valery Gergiev, qui se lance, avec son Orchestre du Théâtre Mariinsky, dans une intégrale parisienne de ce cycle, donnait à Toulouse le 9 janvier dernier un concert dédié au grand compositeur russe.

Le jeune violoncelliste Edgar Moreau et l ‘Orchestre du Théâtre Mariinsky, dirigé par

Valery Gergiev
– Photo Classictoulouse –

Encadré par deux des grandes symphonies de la série, la 1ère et la 10ème, le concerto pour violoncelle et orchestre n° 2 est confié aux jeunes mains solistes d’Edgar Moreau. Né en 1994, Edgar Moreau a obtenu en 2011 le deuxième Prix du Concours Tchaïkovski et le Prix de la meilleure interprétation d’une œuvre contemporaine. En 2009, il avait déjà été lauréat du dernier Concours Rostropovitch. Invité à jouer en récital en 2011 au Concert Hall du Théâtre Mariinsky et en 2012 au festival Ludwig van Beethoven de Varsovie, il se produira en soliste à Moscou avec le Philharmonique de Moscou, à Caracas avec le Simon Bolivar Orchestra et en musique de chambre aux côtés de Frank Braley et Renaud Capuçon au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence. C’est dire sur quel prestigieux registre démarre sa jeune carrière. Alors qu’il joue à Toulouse pour la toute première fois la partie soliste de ce difficile concerto de Chostakovitch, il en domine avec panache les redoutables difficultés aussi bien techniques qu’expressives. Son allure d’adolescent, cheveux en pétard, contraste avec les plaintes douloureuses qu’il tire de son violoncelle. Le chant a cappella, isolé, désolé, du soliste qui ouvre l’œuvre sur une grave méditation conclut également le vaste Largo initial. Soutenu par un orchestre aux couleurs amères et sombres, Edgar Moreau se jette crânement dans les contrastes expressifs les plus vifs. Aux incantations déprimées et sinistres s’opposent les révoltes pizzicato et les épisodes grimaçants du personnage que le violoncelle solo semble incarner. La longue note grave qui conclut l’œuvre sur l’inquiétant martellement du xylophone donne le frisson. L’ovation qu’il reçoit libère aussi bien le public que l’interprète de la tension accumulée tout au long de cette impressionnante prestation d’un musicien de dix-huit ans !

L’Orchestre du Théâtre Mariinsky et
Valery Gergiev
à la Halle aux Grains de Toulouse

– Photo Classictoulouse –

La symphonie n° 1 qui ouvre cette copieuse soirée témoigne également de la précocité d’un immense talent. Chostakovitch n’a pas vingt ans lorsqu’il compose cet opus 10. Loin d’être une œuvre scolaire, cette partition semble explorer toutes les possibilités musicales et expressives offertes au compositeur à l’aube d’une brillante carrière. L’orchestration transparente, le morcellement du discours en cellules resserrées en font un véritable patchwork des éléments qui construiront la personnalité du compositeur. Déjà apparaissent le sarcasme, l’ironie, comme dans l’ouverture pince sans rire confiée à la trompette bouchée. La souffrance, la douleur qui accompagneront Chostakovitch tout au long de sa vie d’angoisse empruntent la voix plaintive du hautbois dans le Lento, alors que la fausse joie du final se reçoit comme un cataclysme à la fois grotesque et violent. La direction de Valery Gergiev n’adoucit en rien les cahots de la partition. Les arêtes sont vives, les contrastes soulignés, le sarcasme et la douleur sont à vif.

Créée moins d’un an après la disparition de Staline, la dixième symphonie apparaît, par comparaison, plus « civilisée ». Les divers épisodes y sont davantage développés et lissés. Les beautés sonores de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky s’y déploient avec finesse et profondeur. Sombre et poétique à la fois, le Moderato initial développe des sentiments opposés que souligne l’interprétation. Un étrange duo de petites flûtes le conclut. Après le tragique et implacable Allegro dans lequel le compositeur avoue avoir évoqué la sinistre figure du « petit père des peuples », l’Allegretto développe le thème signature du compositeur illustrant les premières lettres initiales de son nom, DSCH (soit dans la notation anglo-saxonne : ré, mi bémol, do, si). Ce motif, qui revient alors comme une idée fixe, une véritable obsession, envahit la symphonie jusqu’à sa conclusion. Comme toujours chez Chostakovitch, l’ambigüité domine le final, sorte de bacchanale plaintive, à la fois fête et explosion désespérée. Valery Gergiev domine toute l’œuvre de main de maître.

Un bis voluptueux complète la soirée. Comme pour célébrer le bicentenaire de la naissance de Wagner l’orchestre et son chef offrent une exécution chaleureuse et transparente du prélude de Lohengrin. Une autre vision du paradis !

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