Le concert du 23 novembre dernier signait le retour à la tête de l’Orchestre national du Capitole de son Directeur musical, Tarmo Peltokoski. Une assistance attentive et enthousiaste emplissait les gradins d’une Halle aux Grains qui offrait ce soir-là un programme musical ouvert sur le passage sensible du romantisme vers la modernité, de Tchaïkovski aux prémices de la deuxième Ecole de Vienne.
Rappelons que ce concert prévoyait la venue à Toulouse de Patricia Kopatchinskaïa, comme soliste du Concerto pour violon et orchestre n°1 de Dmitri Chostakovitch. En raison de problèmes de santé, la violoniste d’origine moldave a dû annuler sa venue. Le Concerto de Chostakovitch est alors remplacé par le Concerto pour violon en ré majeur de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Et le violoniste sollicité pour son interprétation n’est autre que le super-soliste de l’Orchestre, le très apprécié Kristi Gjezi. On se souvient de sa récente contribution comme premier violon lors du grand concert donné par le Quatuor à cordes du Capitole lors du festival Musique au Palais.
Sous la direction attentive, précise et colorée de Tarmo Peltokoski, l’orchestre introduit l’Allegro moderato de ce concerto, symbole du grand romantisme russe, comme on déroule un tapis rouge au violon soliste. On admire alors la sonorité de miel d’un instrument aux aigus lumineux, la projection impressionnante d’un jeu qui reste d’une lisibilité exemplaire tout au long de cette interprétation. Parfaitement maîtrisé, le volume sonore de tout l’orchestre ne couvre jamais celui du soliste. Krisri Gjezi non seulement franchit avec panache toutes les difficultés techniques de cette partition déclarée « impossible à jouer » par ses premiers exécutants, mais il n’en néglige jamais la profonde musicalité. En particulier, la généreuse cadence du vaste premier mouvement impressionne par la virtuosité de son exécution et la profondeur de son expression.
Dans la Canzonetta, Andante qui suit, le sens et la richesse des phrasés choisis par le soliste confèrent au mouvement central une sensibilité extrême. Dans le final, Allegro vivacissimo, le violon réalise de véritables prouesses virtuoses sans jamais sombrer dans la pure démonstration technique. Là encore les échanges avec l’orchestre ressemblent à une discussion d’égal à égal. Jusqu’à la coda et le tutti final, explosif et jubilatoire.
Une ovation spontanée et enthousiaste salue cette interprétation, largement applaudie, bien évidemment, par tous les musiciens de l’orchestre, fiers de la performance de leur collègue !
La seconde partie de la soirée franchit une étape dans l’évolution musicale. La Sonate pour piano opus 1 d’Alban Berg marque en effet une rupture dans la technique compositionnelle. Le chromatisme musical, peut-être influencé par celui du Tristan et Isolde de Wagner, s’y manifeste avec intensité. Cette œuvre « d’avant-garde » est ici proposée dans une orchestration du compositeur néerlandais Theo Verbey. Ce passage d’un instrument unique, le piano, à l’orchestre s’avère radical puisqu’il convoque un orchestre énorme ! Il en résulte une grande richesse des couleurs instrumentale et finalement un renforcement de cette technique développée par les musiciens de cette deuxième Ecole de Vienne, la Klangfarbenmelodie, ou mélodie de timbres. Les explosions sonores alternent avec un extrême raffinement de détails subtils. Le résultat semble annoncer les déploiements orchestraux qu’Alban Berg développera dans son opéra Wozzeck. L’orchestre et son chef brillent ici de tous leurs feux.
Pour la dernière œuvre inscrite au programme, seuls les instruments à cordes restent sur le plateau. Tarmo Peltokoski choisit de diriger la version orchestrale de La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg, initialement écrite pour sextuor à cordes. Il choisit pour cette exécution un effectif énorme des pupitres de cordes. En outre, il accompagne le déroulement de l’œuvre d’une modulation de l’éclairage qui s’adapte au récit. On sait que cette œuvre est inspirée d’un poème extrait du recueil La Femme et le monde (Weib und Welt) de Richard Dehmel, un ami du musicien. Ce poème décrit la promenade nocturne d’un couple amoureux dont la femme avoue qu’elle attend un enfant d’un autre. Son amant lui assure alors qu’il est disposé à faire sien cet enfant.
L’exécution de l’œuvre s’ouvre donc dans la pénombre évoquée dans le poème. La pleine lumière ne se fait qu’à l’instant de l’acceptation, du pardon et de la rédemption par l’amour, thème éminemment wagnérien. L’effet s’avère saisissant !
Le chef insuffle une énergie poétique impressionnante à cette exécution. Transparence de la structure, dynamique des développements thématiques, raffinement des phrasés, les pupitres de cordes réalisent là de véritables prouesses techniques autant qu’expressives. La dernière phase musicale vient apaiser les tempêtes de l’œuvre. Elle illustre avec poésie la phrase ultime du texte : « Zwei Menschen gehn durch hohe, helle Nacht » (Deux personnes marchent dans la nuit haute et claire).
Cette émouvante conclusion reçoit un accueil chaleureux et enthousiaste de la part du public. Tarmo Peltokoski, applaudi également par ses musiciens, brandit fièrement la partition de cette Nuit transfigurée, une page décidément historique dans l’évolution de l’écriture musicale.
Serge Chauzy