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Le poète et le héros

Pour la deuxième année consécutive, Menahem Pressler, prestigieux pianiste, retrouve l’Orchestre national du Capitole et son directeur musical Tugan Sokhiev. Cette belle rencontre entre le fondateur du mythique Beaux Arts Trio et la phalange toulousaine se produit à l’occasion d’une célébration toute proche, celle du quatre-vingt dixième anniversaire de cette légende vivante du piano. Beethoven et Richard Strauss, au programme de ce concert du 5 décembre, sont en outre « exportés » le 4 à Lourdes et le 6 à Perpignan.

Né en 1923 en Allemagne, Menahem Pressler fuit le régime nazi en 1939 et finalement émigre en Israël. Sa carrière internationale débute à San Francisco en 1946 lorsqu’il remporte le Premier prix de piano au Concours international Debussy. Le Berkshire Music Festival en 1955 marque ses débuts comme musicien de chambre, alors qu’il fonde avec Daniel Guilet et Bernard Greenhouse le Beaux Arts Trio. Cette prestigieuse formation, qui restera active jusqu’en 2008, n’aura connu qu’un seul pianiste, alors qu’elle verra se succéder notamment quatre violonistes…

Menahem Pressler, Tugan Sokhiev
et l’Orchestre national du Capitole pendant l’exécution du 4ème concerto de Beethoven – Photo Classictoulouse –

Lorsque Menahem Pressler apparaît sur la scène de la Halle aux Grains, ce petit homme d’apparence fragile porte en lui une force de conviction, un amour de la musique, une poésie immanente qui illuminent son jeu. Ce soir-là, le jeune et infatigable nonagénaire « s’attaque », avec une passion intacte, au quatrième concerto de Beethoven, probablement le plus intense et le plus original des cinq. C’est le soliste qui entraîne d’abord l’orchestre en exposant le premier thème avec une douceur persuasive. Tout au long de l’Allegro moderato initial, le dialogue entre le piano et l’accompagnement se révèle d’une étonnante faconde. Menahem Pressler fait jeu égal, sans forcer la finesse de son interprétation. Sa riche sonorité, le velouté de son toucher, passent sans difficulté les tutti de l’orchestre. Tugan Sokhiev, il est vrai, obtient de ses musiciens une plastique sonore, un sens des nuances admirables. Les contrastes n’en sont pas moins soulignés avec toute l’ardeur nécessaire. Les silences qui ponctuent le bouleversant Andante con moto prennent ici une incroyable force expressive. Quelle intensité dans le plus impalpable des pianissimi du soliste ! Enfin, le rythme du Rondo final s’insinue presque imperceptiblement jusqu’à ce que la joie sans partage règne entre les partenaires, profondément unis. Acclamé, visiblement heureux de ce partage, Menahem Pressler félicite chaleureusement l’orchestre et leur chef qu’il oblige à venir et revenir saluer avec lui. Le Nocturne n° 20 en ut dièse mineur, de Chopin, vient remercier le public de son accueil : poésie, raffinement, musique tout simplement.

L’Orchestre national du Capitole au complet après l’exécution de Ein Heldenleben, de Richard Strauss, sous la direction de Tugan Sokhiev – Photo Classictoulouse –

L’orchestre et son chef ouvraient la soirée avec une somptueuse exécution de l’ouverture d’Egmont, de Beethoven. Tugan Sokhiev y joue de l’orchestre comme un musicien joue de son instrument. Profondes sonorités, énergie concentrée, équilibre entre pupitres nourrissent cette interprétation dans laquelle le soin apporté aux détails ne masque rien de la grande ligne continue.

Avec Ein Heldenleben (Une vie de héros), dans lequel Richard Strauss dresse un autoportrait étonnant, les musiciens et leur chef sont confrontés à un déploiement orchestral, un déferlement même, dont les contrastes et la richesse atteignent des sommets de démesure. Les premières notes sollicitent l’assise de basse de la formation d’une manière frappante : contrebasses et violoncelles s’y déploient avec vigueur, imposant ainsi le thème du héros. Tout au long de cette exécution, Tugan Sokhiev organise un relief sonore saisissant. Chaque pupitre s’intègre au maelstrom général avec brio et précision. Les bois « caquettent » joliment les conspirations des « adversaires », les cors célèbrent l’héroïsme victorieux, les trompettes, notamment en coulisse, sonnent le rassemblement avant la bataille. Une bataille qui explose comme un chaos brillamment organisé.

Geneviève Laurenceau, premier violon supersoliste de l’Orchestre national du Capitole dans le redoutable solo de Ein Heldenleben – Photo Classictoulouse –

On retiendra pourtant d’abord de cette opulence orchestrale l’intervention stupéfiante du violon solo, incarnation subtile de la compagne du héros (en fait l’excentrique épouse en titre du compositeur, la cantatrice Pauline de Ahna). Geneviève Laurenceau s’impose dans son solo avec une autorité impressionnante. Au-delà de la démonstration virtuose et musicale, elle incarne un véritable personnage : séductrice, humaine, coléreuse, irritante même, elle brosse un authentique portrait, soutenue par un orchestre à ses petits soins ! Une formidable démonstration qui lui vaut un succès personnel ô combien justifié auprès de tous les musiciens, du public et du chef. Les ovations traduisent bien le bonheur de l’écoute, et notamment le plaisir sensuel du beau son d’orchestre.

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