Les 7 et 8 novembre derniers, l’Orchestre national du Capitole recevait le prodigieux pianiste russe Mikhaïl Pletnev ainsi que le grand chef finlandais Dima Slobodeniouk pour deux concerts exceptionnels. Il s’agissait d’interpréter, en deux étapes, l’intégrale des quatre concertos pour piano et orchestre de Sergueï Rachmaninov.
Ce défi musical est à la mesure de la difficulté que recèle chacune de ces partitions. On sait que Rachmaninov écrivait avant tout pour lui-même, un virtuose absolu dont les capacités spectaculaires ont fait de lui un pianiste hors du commun qui va pousser dans ses compositions les limites de la difficulté technique. Jouer un de ses concertos représente déjà l’équivalent d’un marathon. En donner l’intégrale comme Mikhaïl Pletnev constitue une incroyable performance !
Notons tout d’abord que ces deux concerts ont attiré un public curieux et passionné qui a empli à deux reprises toute la Halle aux Grains. Précision importante, le piano joué par le soliste est un Kawai et non l’un des plus traditionnels Steinway ou Bechtein ou Bösendorfer.
Le concert du 7 novembre
Ce premier concert s’ouvre sur le Concerto n° 1 en fa dièse mineur. Dès les premiers accords, le jeu du pianiste frappe par l’intensité, la profondeur de sa sonorité. Une dextérité diabolique confère à ce Vivace initial une urgence impressionnante. En particulier, la cadence volcanique évoque une sorte de combat ! Néanmoins on admire le bel équilibre sonore qui subsiste tout au long des deux concerts entre le piano et l’orchestre, parfaitement maîtrisé par Dima Slobodeniouk. Un dialogue touchant s’établit d’ailleurs avec les interventions solistes des musiciens comme le basson, le cor, la flûte, le hautbois, ou la clarinette. Un Allegro vivace final particulièrement animé complète cette belle exécution au cours de laquelle on retrouve avec nostalgie le générique de la célèbre émission de Bernard Pivot, « Apostrophes » !
Avec son interprétation du Concerto n° 2, probablement le plus célèbre des quatre, Mikhaïl Pletnev prolonge sa conception sans complaisance, sans affectation du langage de Rachmaninov. La lenteur de l’introduction du Moderato initial, à l’image de la sonnerie d’un glas, confère une certaine dignité au discours de tout le mouvement. L’orchestre lui fournit un soutient, un échange d’égal à égal alimenté par un parfait équilibre sonore avec le soliste. L’Adagio, notamment avec ce dialogue poétique avec la flûte, évolue comme dans un rêve grâce aux nuances, aux phrasés subtils du pianiste. Le flamboyant Allegro scherzando final sonne comme une libération avec, en contrepoint, des soupirs de tendresse. Le très faible recours à la pédale allège considérablement le discours. La coda se conclut enfin en apothéose sur cette signature caractéristique rythmée sur le nom même du compositeur : Rach-ma-ni-nov !
Deux bis ne suffisent pas à calmer l’enthousiasme légitime du public. L’Alouette de Mikhaïl Glinka, arrangée par Milly Balakirev et l’une des nombreuses Etudes de Moritz Moszkowski, arrangée par Mikhaïl Pletnev lui-même, concluent la soirée.
Le concert du 8 novembre
Le lendemain, Mikhaïl Pletnev, Dima Slobodeniouk et l’Orchestre national du Capitole en grande forme complètent cette intégrale des concertos. On retrouve avec plaisir la grande transparence du jeu du pianiste et les belles contributions instrumentales de tous les pupitres de l’orchestre.
Dans le Concerto n° 3 en ré mineur qui ouvre la soirée, l’extrême virtuosité technique exigée du pianiste est telle que son exécution représente une vraie prouesse artistique. Il est avec le deuxième Concerto son œuvre la plus populaire.
Dans l’Allegro ma non troppo initial, les subtiles nuances du jeu du soliste installent une atmosphère d’inquiétude que viennent rompre d’impressionnantes fulgurances dramatiques. L’Intermezzo : Adagio s’ouvre sur un beau solo de hautbois, magnifiquement joué. L’atmosphère romantique ne se départit pas d’une certaine tension exprimée par le jeu retenu et expressif du pianiste. Le Finale : Alla breve ouvre une course à l’abîme, interrompue à plusieurs reprises, qui s’achève sur une diabolique coda. Une fois encore, le piano et l’orchestre font exploser la signature rythmique du compositeur.
Le Quatrième et dernier concerto reste le moins diffusé, le moins souvent joué. Objet de multiples remaniements de la part du composteur il fut d’ailleurs mal accueilli lors de sa création.
L’interprétation toulousaine en souligne le chromatisme audacieux et l’influence du jazz qui s’y manifestent. Mikhaïl Pletnev brille particulièrement dans les redoutables cadences qui y prospèrent en particulier dans l’Allegro vivace initial. Le Largo qui suit s’écoute comme une touchante série de confidences, alors que dans le final, un autre Allegro vivace, alternent une extrême exubérance et une réflexion intime, comme un retour vers soi non exempt de malice. Là encore, la parfaite conjonction entre le piano soliste et l’accompagnement orchestral (plus qu’un simple accompagnement d’ailleurs…) reste parfaite.
Comme la veille, les acclamations enthousiastes et répétées du public incitent le pianiste à offrir non pas un, mais deux bis. Avec tout d’abord le Prélude op. 23 n° 4 de Rachmaninov, puis le Nocturne op.19 de Tchaïkovski, Mikhaïl Pletnev conclut son marathon de la plus poétique et intérieure des façons.
Un grand moment musical vient de se produire.
Serge Chauzy