Concerts

D’amour et de mort

Le nom seul de Jonas Kaufmann fait de chacune des apparitions du grand ténor allemand un événement musical. Le 7 mai dernier, son passage à Toulouse dans le cadre de la saison des Grands Interprètes a attiré tous les amateurs de musicalité et d’émotions vocales. Il serait néanmoins injuste de limiter l’intérêt de ce concert à la seule présence de ce soliste, si prestigieux soit-il. Pour l’accompagner, mais aussi pour le précéder et lui succéder dans un programme admirablement composé, le Kammerorchester Wien-Berlin déployait ce soir-là les beautés de sa formation basée sur la réunion de musiciens (et pas une musicienne : bizarre !) des deux plus fameux orchestres du monde.
Associer des membres éminents des Philharmonies de Vienne et de Berlin ressemble en effet à une gageure. Les deux phalanges, si elles entretiennent des relations de qualité, n’en constituent pas moins des rivales au titre d’une certaine suprématie mondiale. Sous la maîtrise de leur super-soliste Rainer Honeck, issu de l’Opéra et de la Philharmonie de Vienne, la vingtaine de musiciens réunie ce soir-là déploie des charmes d’un extrême raffinement. Dès les premières mesures de la Symphonie pour cordes n° 10 du tout jeune Felix Mendelssohn, le moelleux de la sonorité, l’homogénéité et la fusion des pupitres, la finesse des phrasés s’imposent avec évidence. Cette partition d’un enfant de quatorze ans, modeste dans ses dimensions, inspirée de Haydn mais déjà tout imprégnée du romantisme naissant, témoigne d’un génie authentique en devenir, d’un sens inné de la mélodie et d’une aimable fraîcheur d’inspiration.

Le Kammerorchester Wien-Berlin à la Halle aux Grains – Photo Classictoulouse –

Avec le Sextuor à cordes qui ouvre son dernier opéra, Capriccio, c’est la fin d’un monde que dépeint Richard Strauss. Enigmatique débat sur la prédominance des paroles ou de la musique dans un ouvrage lyrique, l’ultime témoignage pour la scène, conçu en pleine seconde guerre mondiale, est précédé de cette pièce de musique de chambre crépusculaire, initialement écrite pour un simple sextuor à cordes. Le Kammerorchester Wien-Berlin choisit d’en donner une version plus étoffée, convoquant la totalité de son effectif instrumental. Néanmoins, soulignant ainsi le decrescendo final, cet effectif se réduit peu à peu aux six musiciens de la version originale. Voici qui confère à cette interprétation raffinée comme un parfum de fin de vie.

Datant de l’extrême fin du XIXème siècle, Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée), ce poème symphonique emblématique du jeune Arnold Schönberg, marque la transition entre un romantisme agonisant et la révolution radicale de l’atonalisme qui est en train de naître. Cette œuvre ambigüe, d’une profonde beauté formelle et expressive, peut s’aborder de deux points de vue différents. Soit comme la fin d’un monde, soit comme la naissance d’un autre. Les musiciens du Kammerorchester choisissent à l’évidence la première solution. Evitant les arêtes vives de la partition, ils privilégient la profonde nostalgie qui accompagne le déroulement de cette histoire d’amour sous une lune symbolique, proche par l’expression du duo nocturne entre Tristan et Isolde. Là aussi le choix se porte sur la version orchestrale, élaborée par Schönberg lui-même en 1943, de la partition originale pour sextuor à cordes. Les derniers frémissements, comme le frisson d’un bonheur retrouvé, concluent joliment la soirée.

Le grand ténor allemand Jonas Kaufmann à la Halle aux Grains de Toulouse

– Photo Classictoulouse –

Mais avant cela, bien sûr, Jonas Kaufmann était le soliste du cycle des quatre Lieder eines fahrenden Gesellen, ces Chants d’un compagnon errant composés par Gustav Mahler quelques années à peine avant La Nuit transfigurée de son ami Schönberg qui en a réalisé la version orchestrale offerte ce soir-là. Ces chants mortifères, dont les poèmes désespérés sont également de la plume de Mahler, repoussent très loin les limites de la douleur. L’effectif réduit de cette version Schönberg permet ainsi à Jonas Kaufmann des nuances d’une infinie douceur. L’évocation, dans le premier lied, des noces de la bien-aimée, n’en est que plus poignante. La nature, présente dans le deuxième, n’apporte pas la consolation espérée. Ainsi le soliste insiste avec une ironie amère sur le « Schöne Welt » (Le beau monde). Le désespoir éclate avec le troisième volet « Ich hab’ ein glühend Messer » (J’ai un couteau brûlant dans la poitrine) pour laisser la place à la résignation la plus noire du final.

Tout au long de ce cycle, Jonas Kaufmann ne cherche en aucun cas à « faire du beau son ». Sa voix de ténor si sombrement timbrée se plie au plus extrêmes nuances, recherche avant tout l’expression, l’intimisme de la douleur. On a du mal à réaliser que ce même artiste incarne avec panache les plus grands rôles du théâtre lyrique, de Werther à Manrico, de Siegmund à Faust ! Il n’est ici que noire et bouleversante douleur.

L’accueil qui lui réserve un public particulièrement attentif et silencieux ce soir-là (tiens, les toux se sont calmées !) obtient deux bis, particulièrement bien choisis dans la ligne de l’exigeant et beau programme de la soirée. Le dernier des Wesendonck Lieder de Richard Wagner, Traüme (Rêves), apporte la douceur de l’apaisement. Et le fameux Zueignung (Dédicace), de Richard Strauss, résonne comme un retour à la vie, comme un remerciement chaleureux.

Un grand merci à Grands Interprètes et à son soutien, le Conseil Général, pour cette belle soirée.

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