Concerts

Chauffé à blanc !

Tugan Sokhiev, Orchestre national du Capitole, musique russe avec une touche d’inspiration française, tout est réuni, ce 5 mai dernier, pour que la Halle aux Grains connaisse une soirée d’effervescence. Le compositeur d’aujourd’hui Rodion Shchedrin occupe toute la première partie avec sa partition phare, la suite de son ballet Carmen, et la création française de son concerto pour hautbois. Son illustre prédécesseur, Piotr Tchaïkovski, lui est associé ce soir-là avec de larges extraits de son ballet Le Lac des Cygnes.

L’effectif particulier de l’orchestre de la Carmen suite de Rodion Shchedrin : cordes et percussions de l’Orchestre du Capitole dirigé par Tugan Sokhiev – Photo Classictoulouse

Rodion Shchedrin a connu la célébrité avec sa fameuse Carmen suite qui ouvre le concert. Conçu à la demande de l’épouse du compositeur, la légendaire ballerine Maya Plissestskaïa, séduite par le personnage de Prosper Mérimée, le ballet original fut créé le 20 avril 1967 à Moscou. A l’accueil très favorable du public succéda le jugement sévère des autorités officielles. Utiliser ainsi la musique sacrée de Georges Bizet en la déformant revenait à insulter sa mémoire ! Qu’en est-il aujourd’hui ? Shchedrin puise en effet dans le matériau musical du plus joué de tous les opéras pour alimenter la partition de son ballet. A l’image d’un Picasso qui copie à sa manière le célèbre tableau « Las Meninas » de son prédécesseur Velasquez, ou celle du pape du Pop art, Andy Warhol, qui peint sur des photos originales, Shchedrin recompose sa Carmen sur la base des éléments musicaux de Bizet. Hommage et caricature se mêlent avec intelligence et imagination dans cette œuvre hors du commun. L’orchestre ne comporte aucun instrument à vent. Cordes et percussions s’y complètent astucieusement. Et puis, la musique de Carmen n’est pas le seul emprunt à Bizet. Des extraits de L’Arlésienne et des Pêcheurs de perles viennent épicer cette suite. La direction de Tugan Sokhiev réalise une analyse implacable de cette partition iconoclaste. Les percussions qui scandent stratégiquement chaque pièce jouent ici un rôle déterminant. Les cinq musiciens de l’Orchestre du Capitole requis pour cette tâche s’y emploient avec une impressionnante virtuosité. Les cordes, denses et brûlantes soulignent avec la même précision le lyrisme puissant et dramatique comme dans l’épisode de l’air de la fleur ou la moquerie dont le personnage du torero fait l’objet. Comédie et tragédie intimement mêlées.

Le hauboïste Albrecht Mayer dans la création du concerto pour hautbois de Rodion Shchedrin – Photo Classictoulouse

Tout autrement résonne le concerto pour hautbois, joué en création française avec le concours d’Albrecht Mayer, brillant hautboïste solo de la Philharmonie de Berlin. Cette commande conjointe de l’Orchestre du Capitole, de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, du Royal Liverpool Philharmonic et de la Dresdner Philharmonie comporte les trois parties traditionnelles du concerto classique intitulées ici : Elégie, Duos, Finale et épilogue. Cette pièce hautement virtuose exige du soliste une volubilité, un ambitus, un souffle exceptionnels. Albrecht Mayer assume cette partie exigeante avec panache. Sa sonorité claire et homogène, son souffle inépuisable, l’élégance de ses phrasés font merveille. Les échanges avec l’orchestre nourrissent l’œuvre de leur richesse. Un grand bravo à Gabrielle Zaneboni, au cor anglais, qui donne au soliste une belle réplique. Pas moins de trois bis tous azimuts sont finalement offerts par Albrecht Mayer qui joue Ravel (une version pour hautbois et orchestre de la fameuse Pavane pour une infante défunte), Nino Rota et Johann Sebastian Bach.

Dans la seconde partie de la soirée, Tugan Sokhiev et son orchestre mettent carrément le feu au lac ! Au Lac des Cygnes, bien entendu. Choisissant une sélection particulièrement significative du ballet, le chef russe tient en haleine un public fasciné comme devant un livre d’images vivantes et colorées. Tugan Sokhiev, parfaitement à l’aise dans cette musique qu’il dirige comme il respire, joue de l’orchestre à la manière d’un virtuose qui pratique son instrument. Et en l’occurrence l’instrument, chauffé à blanc, répond merveilleusement à la moindre de ses sollicitations. Cette musique pour le plaisir construit une belle chorégraphie sonore. La succession des différents solos met en évidence les qualités individuelles de chaque musicien. Le grand duo de la harpe de Gaëlle Thouvenin et du violon magique de Geneviève Laurenceau nous fait rêver. Le jeune Jocelyn Mathevet ciselle avec classe les deux solos de cornet. Hautbois, violoncelle, clarinette conjuguent leurs talents pour offrir d’ineffables moments de plaisir sans mélange. La scène finale, gorgée d’adrénaline, déclenche enfin un enthousiasme communicatif.

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