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Boris vérité

L’opéra mythique de toute la production lyrique russe, Boris Godounov, a subi de si profondes modifications, connu de si diverses versions, que le retour aux sources ressemble à un bain de jouvence. Cette version originale de 1869, imaginée et souhaitée par Moussorgski, était présentée le 3 février dernier à la Halle aux Grains, sans le recours à la scène, mais avec un déploiement musical et vocal exceptionnel. Le chœur de l’Orfeón Donostiarra se joignait à l’Orchestre National du Capitole, les deux phalanges étant dirigées par Tugan Sokhiev qui transcendait ce soir-là la partition à vif d’un Moussorgski visionnaire.

L’ensemble des chanteurs, le choeur de l’Orfeón Donostiarra, l’Orchestre National du Capitole, tous sous la direction de Tugan Sokhiev
– Photo Classictoulouse –

Il n’est évidemment pas question de jeter l’opprobre sur la réorchestration opérée par Rimski-Korsakov après le décès de Moussorgski. Néanmoins, force est de constater qu’elle a indéniablement gommé l’incroyable modernité de ce premier jet. L’absence de ballet, celle d’un grand rôle féminin et d’une intrigue amoureuse avaient motivé le refus de l’opéra par le comité de lecture de Saint-Pétersbourg. La tradition l’avait emporté sur la nouveauté. Dans sa deuxième version de 1872, Moussorgski avait déjà adouci son propos et introduit cet acte polonais et son intrigue amoureuse un peu artificielle. Puis ce furent les successifs remaniements et altérations des uns et des autres. Ainsi disparaissaient l’âpreté d’une harmonie originale, son adaptation précise au langage parlé, d’une manière aussi radicale que celle que Debussy développera plus tard dans son Pelléas et Mélisande. Conscient de sa démarche délibérée, Moussorgski lui-même affirmait : « Je travaille sur la façon dont les gens parlent et j’en suis arrivé à une mélodie créée directement par ce parler. »

La grande première de ce 3 février a donc créé l’événement. Jouée et chantée dans la continuité, elle s’est imposée à tous, grâce à la conjonction de tous les éléments forts : un chœur stupéfiant de vérité, un orchestre survolté, une distribution exemplaire et, last but not least, une direction précise, colorée, tendue, imaginative et profondément musicale. .

La basse Ferruccio Furlanetto, interprète du rôle-titre de Boris Godounov

– Photo Patrice Nin –

L’Orfeón Donostiarra (chef de choeur José Antonio Sainz Alfaro) ne se contente pas de chanter, de bien chanter. Il joue ici l’un des rôles fondamentaux du drame. Son implication dans la toute première scène est à cet égard significative. Le peuple, maltraité et instrumentalisé par le pouvoir, « beugle » ses appels à Boris. Dans la suite de l’ouvrage, il incarne tour à tour les différents groupes en adaptant son chant à la nature de ces groupes. Ainsi il murmure les prières des moines, pontifie les déclarations des boyards, incarne les supplications affamées des petites gens.

Bien évidemment, le rôle central reste ici, plus que dans toutes les autres versions, le tsar lui-même. Toute la rhétorique de l’œuvre tourne autour de la tragédie de son pouvoir si tragiquement acquis. Le rôle exige un investissement dramatique tout aussi intense que l’investissement vocal. Ferruccio Furlanetto, première basse italienne à incarner Boris au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, réalise une composition stupéfiante, d’une voix riche, ample et profonde, développant une prosodie étonnamment vraisemblable. Il exploite toutes les facettes d’un personnage complexe, torturé, despote, mais humain. L’acclamation que le public lui a réservée témoigne de l’impact de son incarnation.

La basse Ain Anger chante le rôle de Pimène, sous la direction de Tugan Sokhiev

– Photo Patrice Nin –

Le reste de la distribution n’est pas en retrait. L’impressionnant Pimène de l’Estonien Ain Anger, timbre de basse d’une beauté et d’une richesse hors du commun, le truculent Varlaam de l’Ukrainien Alexander Teliga, acteur-chanteur étonnant, et le jeune Pavel Chervinsky, qui incarne avec conviction les deux rôles de Nikitch et Mityukha, complètent la belle panoplie des basses. Trois ténors également acteurs autant que chanteurs animent le drame. Marian Talaba joue habilement sur les ambigüités du personnage de Grigori, John Graham Hall, qui participa aux récentes représentations de Albert Herring au Théâtre du Capitole, incarne un Chouïski cauteleux à souhait, et Stanislav Mostovoi confère au personnage de l’Innocent une aura qui va bien au-delà de la brièveté du rôle. Le baryton Garry Magee est ici un Chtchelkalov, chef de la Douma, plein d’autorité et d’humanité. Le ténor Vasily Efimov (le moine Missaïl) et le baryton Vladimir Kapshuk (un boyard) complètent avec bonheur la distribution masculine.

Les rôles féminins, peu développés dans cette version, n’en sont pas moins parfaitement tenus. Anastasia Kalagina chante et incarne une très émouvante Xénia, alors que Svetlana Lifar est un Fiodor convaincant, et les Françaises Sarah Jouffroy et Hélène Delalande, respectivement la nourrice et l’aubergiste, s’intègrent parfaitement à cette distribution de haut niveau.

Enfin rendons à Tugan Sokhiev le bénéfice de la cohérence générale de cet ensemble de personnalités. Le relief coloré avec lequel sonne l’orchestre (les cloches du couronnement resteront dans les mémoires !), la tension implacable qui ne se relâche jamais, le soutien à la prosodie, la caractérisation musicale des situations et des personnages lui doivent l’essentiel.

Après sa présentation toulousaine, cette version de Boris Godounov doit être également donnée à Paris, Salle Pleyel, le 5 février, et en Espagne au cours de la tournée de l’Orchestre qui débute le 8 février.

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