Pour la deuxième fois en trois ans, Tugan Sokhiev et l’Orchestre National du Capitole reviennent vers le Berlioz de La Damnation de Faust. Un retour vers un ouvrage étrange par sa forme, hybride entre l’opéra et l’oratorio, d’une richesse musicale inouïe et qui réserve à l’auditeur d’infinies beautés. Avant d’emporter l’œuvre vers les horizons septentrionaux de l’Europe, en une grande tournée musicale, la phalange et son directeur en réservaient la primeur au public toulousain conquis par la réussite indéniable de ce défi vocal, choral et orchestral. C’était le 8 février dernier.
Rappelons que cette partition étonnante a changé de qualificatif au cours de ses représentations. Après avoir été un « opéra de concert » lors de la première, le 6 décembre 1846 à l’Opéra Comique, elle est devenue « opéra-légende », et enfin « légende dramatique », titre qu’elle a conservé définitivement. Berlioz n’en a jamais préconisé une présentation scénique. Ce n’est d’ailleurs que près d’un demi-siècle après sa création qu’elle a connu sa première mise en scène, en 1893, à Monte-Carlo, ce qui a légitimement scandalisé Debussy ! La version originale, donc de concert, présentée à Toulouse, bénéficie d’une distribution vocale, chorale et orchestrale de très haut niveau. L’esprit de Berlioz y souffle sans réserve ! Le raffinement expressif y côtoie la démesure, l’ardeur alterne avec la nostalgie.
La mezzo-soprano russe Olga Borodina, le ténor américain
Bryan Hymel et la basse britannique Alastair Miles entourent Tugan Sokhiev – Photo David Herrero –
L’orchestre et les phalanges chorales y tiennent à l’évidence le rôle essentiel, sous la direction du chef, le coordonnateur suprême. Tugan Sokhiev a considérablement mûri « son » Berlioz. Au-delà de la parfaite précision de sa direction, il est ainsi parvenu à une maîtrise absolue de la palette de couleurs, des équilibres entre pupitres instrumentaux, entre orchestre et voix, entre orchestre et masses chorales. Le souffle épique enflamme les grandes pages héroïques, comme la « Marche hongroise » qui adopte une rigidité militaire glaçante. A l’opposé, une souplesse charmeuse anime le « Ballet des Sylphes ». C’est dans les détails d’une orchestration prodigieusement riche que se manifeste également la personnalité du chef : dans les grincements des cors de la « Chanson de la puce » ou la « Danse des Follets », dans l’extase panthéiste de l’« Invocation à la nature », dans la nostalgie consolatrice qui accompagne l’air de Faust « Merci, doux crépuscule! », dans la douceur douloureuse du tissu instrumental qui colore les complaintes de Marguerite. Admirons à ce propos les interventions de Domingo Mujica et de Gabrielle Zaneboni pour la beauté de leur solo respectif d’alto et de cor anglais qui introduit chacune des deux scènes stratégiques de l’héroïne.
Quatre solistes profondément concernés composent la distribution vocale. Le difficile rôle de Faust échoit au jeune ténor américain en pleine ascension Bryan Hymel. Que voici une passionnante découverte ! Il assume avec bonheur les deux faces de cet emploi, le lyrisme et l’héroïsme. Un timbre riche et sombre, un sens du phrasé, un splendide legato lui permettent de construire un véritable personnage. Un personnage qui évolue au cours de l’œuvre, de la lassitude initiale à l’ardeur salvatrice du final. A coup sûr, un talent à suivre dont il faut féliciter ici la performance de la diction. Son français impeccable en remontrerait à quelques uns de nos chanteurs nationaux.
Le dispositif orchestral et choral de la scène finale de La Damnation de Faust
– Photo Classictoulouse –
La même qualité de prononciation se retrouve dans le chant haut en couleurs d’Alastair Miles qui habite le rôle ambigu de Méphistophélès. Il donne à son personnage un relief étonnant, fait de provocation, d’ironie, de rouerie. Dans le rôle touchant de Marguerite, la grande mezzo-soprano russe Olga Borodina déploie l’un des plus grandes voix du moment. L’ampleur, la projection d’un timbre d’une richesse infinie, s’accompagnent d’une dynamique extrême. Capable d’impalpables pianissimi, et d’élans chaleureux, elle compose un personnage passionné dont elle assume la désespérance. Enfin il faut une fois de plus saluer la truculence et l’énergie de la basse René Schirrer qui s’approprie le court rôle de Brander.
Toute la scène finale, la descente aux enfers de Faust et Méphisto, puis la célébration céleste de Marguerite atteignent ici des sommets d’émotion. Les incantations infernales du chœur, associées aux somptueuses éruptions volcaniques de l’orchestre donnent le frisson. Le contraste avec la ferveur sacrée des dernières mesures est saisissant. Certes on ne découvre pas les immenses qualités du grand chœur de l’Orfeón Donostiarra, dirigé par José Antonio Sainz Alfaro, des qualités bien connues à Toulouse. On les admire une fois de plus. Au-delà d’une grande précision, la dynamique dont il est capable lui permet les nuances les plus extrêmes, de l’explosion terrifiante au murmure à peine audible. Il faut également associer à la réussite de ce final la participation du chœur d’enfants de Toulouse, La Lauzeta, dirigé par François Terrieux, qui incarne si joliment le chœur séraphique.
La grande ovation qui salue cette performance augure bien de la tournée qui démarre à Paris le 11 février à la salle Pleyel avec ce même programme. Au cours de cette tournée, La Damnation de Faust sera également donnée dans la salle mythique du Musikverein de Vienne. Tous nos vœux accompagnent nos musiciens.