L’invitation au voyage constituait le fil rouge du programme musical des derniers concerts de l’Orchestre de Chambre de Toulouse. En compagnie de la harpe d’Emilie Gastaud, Gilles Colliard avait imaginé un itinéraire original visitant des contrées rarement explorées. Du Mexicain Carlos Chávez à l’Américain John Corigliano, en passant par Claude Debussy et son ami André Caplet, la découverte était à l’honneur.
La Sinfonía para cuerdas (Symphonie pour cordes), la cinquième composée par Carlos Chávez, ouvre cette soirée du 14 février sur un triptyque virtuose en diable qui ne ménage pas l’habileté technique des musiciens. Composée en 1953, cette partition, objet d’une commande de la Fondation musicale Koussevitsky est dédiée à la mémoire de Serge Koussevitsky, ce grand chef d’orchestre russo-américain, directeur de l’Orchestre Symphonique de Boston, ainsi qu’à son épouse Nathalie. Les trois volets de l’œuvre reposent sur un rythme permanent, obstiné qui n’est pas sans évoquer Stravinsky. Le Molto lento central fait appel à un jeu des cordes sur les harmoniques, conférant une étrange sonorité, lumineuse et onirique, à ce volet.
Le compositeur new-yorkais John Corigliano (né en 1938), reste à l’écart des grands courants d’avant-garde de ce siècle et du précédent. Sa courte pièce intitulée Voyage, s’inspire du fameux poème de Baudelaire L’invitation au voyage. Ecrite initialement pour chœur, elle est jouée ce soir-là dans sa version pour orchestre à cordes transcrite par le compositeur lui-même. Profondément nostalgique, d’un calme poétique elle s’insère parfaitement entre les deux œuvres conçues pour la harpe.
Gilles Colliard présentant le concert du 14 février – Photo Classictoulouse –
C’est à la jeune et belle Emilie Gastaud que revient le soin de magnifier cet instrument dont l’origine remonte à la nuit des temps. Habile technicienne, musicienne hors pair, Emilie Gastaud confère à son jeu un relief impressionnant. Nommée récemment super soliste de l’Orchestre National de France, elle ne cantonne pas la harpe dans un seul registre expressif et décoratif. Ainsi jouées, les Danse sacrée et danse profane de Debussy, déploient une palette de couleurs et de rythmes d’une variété, d’une subtilité poétique et d’une douceur qui n’obèrent rien de la précision d’exécution. Les interprètes, d’une grande cohésion, réalisent avec raffinement le passage d’une danse à l’autre. Sans mièvrerie aucune, l’œuvre évolue vers ce sourire léger qui caractérise souvent Debussy.
La dernière pièce inscrite au programme est également la plus « consistante ». D’André Caplet, cet ami fidèle de Claude Debussy, l’Etude symphonique d’après Le Masque de la Mort rouge illustre magnifiquement l’étonnant conte fantastique éponyme d’Edgar Allan Poe. Composée en 1908 pour harpe chromatique et orchestre à cordes, la partition sera transcrite pour harpe et quatuor à cordes en 1923 par Caplet lui-même. C’est la version originale de 1908 qui est habilement présentée ce 14 février. La lecture du conte original d’Edgar Poe, dans sa belle traduction de Charles Baudelaire, est assurée avec finesse et naturel par Pascal Papini, acteur, metteur en scène et actuellement responsable pédagogique du département théâtre du Conservatoire de Toulouse. Le déroulement de ce conte terrible est ainsi commenté musicalement par cette partition pleine d’audaces d’écriture.
La jeune harpiste Emilie Gastaud, le récitant Pascal Papini entourent Gilles Colliard dans
Le Masque de la Mort rouge d’André Caplet – Photo Classictoulouse –
L’histoire se déroule au cours d’une épidémie de peste. Le prince Prospero réunit mille de ses courtisans dans une abbaye fortifiée, isolée du monde extérieur. Après cinq ou six mois de réclusion, au cours du bal masqué organisé par le prince, apparaît un masque auquel personne n’avait prêté attention, porté par un personnage grand et décharné, enveloppé d’un suaire de la tête aux pieds : c’est la Mort rouge (la peste). Il tue le prince et les courtisans tombent « un à un dans les salles de l’orgie inondées d’une rosée sanglante ». La portée philosophique, et même politique, du conte avait de quoi attirer Caplet. L’illustration musicale en est saisissante. La harpe, ici inquiétante en diable, avec ses glissandi, ses sons harmoniques, ses notes frappées sur le bois, est l’instrument de l’angoisse ! Autour d’elle, les cordes tissent un commentaire acéré et profond. Les interprètes jouent le jeu avec exactitude, musicalité et conviction.
Emilie Gastaud, abondamment applaudie, revient pour un bis en contraste total avec le conte sinistre de Poe. Il s’agit d’un hommage original qu’elle offre au fameux Duke Ellington. Le plaisir d’un rythme vivifiant.