Danse

Giselle, éternelle et toujours recommencée…

Le temps des fêtes de fin d’année offre habituellement aux amants de Terpsichore l’occasion de voir un spectacle de danse. Le plus souvent c’est Casse-Noisette qui fait les grands soirs des balletomanes. Pourtant cette année l’automate n’était pas le roi de la fête. La Bayadère à Paris, La Belle au Bois Dormant à Bordeaux, Don Quichotte à Madrid, et Giselle à Toulouse, la danse classique irradiait sur toutes les scènes, et les salles étaient combles, le public ne s’y trompant pas.

Julie Charlet, Demian Vargas et la Compagnie – Photo David Herrero –

Pour notre Ville Rose, c’est l’archétype du ballet romantique français que nous proposait Kader Belarbi, directeur de la danse du Théâtre du Capitole. Ce ballet qu’il a dansé souvent lors de sa carrière, il souhaitait en faire une relecture en revenant à l’historique du ballet. De patientes recherches à la Bibliothèque de l’Opéra lui ont permis de réaliser la production qu’il nous a présentée. En fait, c’est surtout au premier acte que Kader Belarbi a mis sa « patte ». Avec la complicité de grands professionnels : Thierry Bosquet pour les décors, Olivier Bériot pour les costumes et Sylvain Chevallot pour les lumières, il nous a offert un magnifique spectacle. Au premier acte, la maisonnette surannée a laissé la place à une cabane de vigneron et les barriques, la cuve à fouler et les tonneaux nous plongent immédiatement dans l’atmosphère des vendanges. Les couleurs chatoyantes des costumes des vignerons, leur aspect rustique nous plongent dans le tableau de la Danse des Paysans de Peter Bruegel l’Ancien, tandis que les nobles de la cour du Duc de Courlande brillent de mille éclats de soie et portent au bras droit brassards et spalières, signes de pouvoir. Quant au deuxième acte, la forêt profonde, baignée de lune, frémissante de tulle et de voiles nous transporte dans ce monde irréel et immatériel où règnent les mystérieuses Wilis.

Julie Charlet et Davit Galstyan – Photo David Herrero –

Si le deuxième acte est resté ancré dans la tradition, le chorégraphe a procédé à quelques redécoupages, voire des rajouts musicaux (en respectant la musique originale d’Adolphe Adam) pour le premier acte. Ainsi par exemple le pas de deux des vendangeurs devient un alerte pas de quatre, le badinage entre Giselle et Loys-Albrecht prend place presque à la fin de l’acte et deux ivrognes titubent de belle façon au milieu de la liesse paysanne. Le travail sur la dramaturgie entrepris par Kader Belarbi donne à l’argument du ballet une très grande lisibilité. L’histoire, aux yeux du néophyte est extrêmement limpide. Il a d’autre part étoffé les seconds rôles : Bathilde en duo avec Giselle, Hilarion plus présent, plus proche de nous et par là même, plus sympathique.

Mais bien sûr, tout ceci ne serait rien sans les danseurs. Et de ce côté-là aussi la fête fut complète. Julie Charlet et María Gutiérrez dansaient le rôle-titre en alternance. Soyons honnête, nous attendions avec expectation la Giselle de Julie Charlet. Elle nous a démontré qu’au-delà de la technique qui est la sienne, elle avait parfaitement compris et travaillé (sous la houlette de Monique Loudières, inoubliable Giselle) le personnage : fraîche, innocente au premier acte, immatérielle au second. Sa scène de la folie est un grand moment de danse. A ses côté David Galstyan fait montre une fois de plus, de sa parfaite maîtrise de la technique (les 32 entrechats de la coda, parfaits !) et de la nécessaire expressivité pour ce rôle. Son Albrecht se fond à merveille dans la troupe des vignerons tout en retrouvant la noblesse inhérente à son rang face aux Ducs de Courlande, et rend palpable son désespoir dans le deuxième acte. L’Albrecht de Takafumi Watanabe, techniquement excellent, ne nous séduit pas complètement dans son interprétation, parfois trop stéréotypée.

Les Wilis – Photo David Herrero –

Le Nouveau Monde, en son temps, nous a offert de somptueuses découvertes. Aujourd’hui il nous offre deux joyaux supplémentaires : l’Argentin Demian Vargas et le Cubain Ramiro Samón. Demian Vargas compose un Hilarion extraordinaire : puissance, expressivité, technique irréprochable. Il apparait ainsi, et grâce à un rôle plus étoffé chorégraphiquement comme le contrepoint idéal d’Albrecht face à Giselle. Sa prestation au deuxième acte est un autre des grands moments de l’œuvre. Nous découvrions, à cette occasion, le nouveau venu Ramiro Samón. Et nous n’avons pas été déçu ! Peut-être moins puissant que Demian Vargas, sa technique et son expressivité ne sont pas en reste. C’est un très beau danseur qui nous arrive là. Et, lorsque l’un et l’autre se coulent dans le rôle du Duc de Courlande, ils en ont la prestance et la noblesse que requiert le rôle. Que l’on me permette ici ce clin d’œil en leur direction : « Argentina-Cuba : empate 1/1 ».

Dans ce pas de quatre qu’a introduit Kader Belarbi, soulignons les très belles prestations de Kayo Nakazato, Scilla Cattafesta et Tiphaine Prévost (en alternance) et de Matthew Astley et Philippe Solano si différents et pourtant si complémentaires. Un vrai régal de technique et de joie de danser.

María Gutiérrez – Photo David Herrero –

Juliette Thélin est tour à tour Bathilde et l’une des deux Wilis. A la première elle apporte noblesse mais aussi humanité, et à la seconde, un moelleux et une grâce incomparables. Les aléas de la distribution ont fait qu’elle n’a pas pu reprendre le rôle de Myrtha, où elle aurait donné n’en doutons pas la pleine mesure de son talent. C’est donc Ilana Werner, nouvelle venue au ballet, qui dansa la reine des Wilis. Si sa technique n’est nullement en cause, son interprétation un peu sèche n’était pas à la hauteur de la magnifique prestation du corps de ballet. Car c’est là peut-être l’une des plus grandes réussites de cette production. Plus dramatique, ce deuxième acte nous donne à voir un corps de ballet féminin parfait dans son exécution. Laure Muret a réalisé un fabuleux travail auprès des danseuses. Alignement impeccable, un travail sur pointes incroyable dans l’élévation et les retombées moelleuses et silencieuses, renforcent cette vision éthérée et mystérieuse de ce monde de la nuit, magnifiquement éclairé. Le public en avait le souffle court devant tant de beauté formelle.

Comme tout bon gourmand, nous avons gardé pour la fin le plus beau, le plus exquis des desserts : la Giselle de María Gutiérrez. Héritière des plus grandes, elle est sans contexte l’une des plus belles Giselle du moment. La petite paysanne a véritablement pris possession de cette danseuse. Elle est Giselle, dans ses émois, ses doutes, sa passion, sa douleur ou son évanescence. Je suis certaine que si l’on y prêtait attention, on aurait pu voir une larme sur sa joue. Sa scène de la folie est un sommet du ballet. Plus que folie c’est la brutale découverte du vrai visage d’Albrecht qui détruit cette âme innocente, dont la passion bafouée ne peut trouver refuge que dans la mort. Ajoutez à cela une science des équilibres (ah ! les arabesques de María !), de la légèreté, des attitudes, et vous aurez la Giselle idéale dont tout balletomane rêve.

María Gutiérrez, Juliette Thélin, Demian Vargas et la Compagnie – Photo David Herrero –

L’Orchestre National du Capitole officiait sous la baguette alerte de Philippe Béran qui a étroitement collaboré avec le chorégraphe pour les réajustements musicaux apportés à l’œuvre. Si des tempi curieusement ralentis parfois ont suscité quelques craintes pour les portés exécutés par Albrecht ou pour les archets des violons, l’apport de la musique « en live » est l’un des atouts majeurs pour ce genre de ballet. Et cette partition ne démérite pas et ne peut être considérée, comme souvent, comme un pis-aller dans une programmation d’orchestre.

Le public, conquis dès la première, n’a pas boudé son plaisir, ovationnant soir après soir, les interprètes de cette production, et emplissant à nouveau le Théâtre du Capitole, preuve s’il en est que, dans ces temps incertains, la force de la tradition demeure, et une réécriture aussi intelligente que celle entreprise par Kader Belarbi fera date désormais. La Giselle du Ballet du Capitole a conquis ses lettres de noblesse en cette fin d’année. Et quel meilleur présage pour 2016 !

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