Pour sa troisième saison à la tête du Ballet du Capitole, poursuivant son objectif annoncé d’ouvrir le répertoire de la Compagnie à la plus grande diversité de style, Kader Belarbi avait choisi de présenter au public toulousain les œuvres de deux grands chorégraphes du XXème siècle, créées à peu d’années d’intervalle : Les Forains de Roland Petit (1945) et Mirages de Serge Lifar (1947). Ces deux ballets ont pour dénominateur commun la musique d’Henri Sauguet, l’une des figures majeures, aux côtés de Satie, Milhaud et Poulenc, de la musique du siècle dernier.
Mirages
Julie Loria dans Mirages
© Francette Levieux
Serge Lifar écrit Mirages en 1944, mais la libération de Paris fait que la première représentation n’aura lieu qu’en 1947. Cette pièce, dont le chorégraphe définit, quelques années plus tard, le thème : « …la vie n’est qu’une succession d’illusions qui s’évanouissent pour laisser l’homme seul devant la nature indifférente… », met en scène un Jeune Homme et son Ombre, errant dans le monde des Mirages, dans le palais de la Lune, après que celle-ci guidée par les bergers, parcourt la nuit, laissant son palais désert. S’emparant de la clé des songes, malgré les exhortations de son ombre, le Jeune Homme libère les filles de la Nuit qui vont lui ouvrir les portes de l’illusion.
Il va rencontrer tour à tour la Chimère, les Marchands et les Courtisanes, la Femme. Mais le rêve, la richesse ou l’amour ne sont qu’un leurre, et le héros se retrouve seul avec son ombre, unique compagne de sa solitude.
Le style de Lifar apparaît ici comme une synthèse de la pureté académique formelle, de par l’ampleur et la variété des figures que dessinent les danseurs. Une chorégraphie qui peut nous sembler parfois un peu désuète, un peu datée. Il y a pourtant de forts beaux moments, des variations exigeant des danseurs un irréprochable synchronisme, donnant lieu à des figures d’une parfaite géométrie.
Davit Galstyan et Julie Charlet dans Mirages © Francette Levieux
Deux distributions se partageaient le programme. Dans la première, Davit Gastyan et Julie Charlet dansaient le Jeune Homme et l’Ombre. Techniquement irréprochables et, comme l’exige la chorégraphie, parfaitement ensembles, peut-être leur manque-t-il un soupçon de poésie et de mélancolie parfois. Toutes choses que nous avons retrouvées dans l’interprétation sensible et inspirée de Maria Gutierrez qui assurait la seconde distribution. A ses côtés, un nouveau venu dans la Compagnie, Avetik Karapetyan, dessine un très beau Jeune Homme, techniquement et plastiquement. Soulignons ici la Lune poétique de Julie Loria ; la Femme sensible et délicate de Lauren Kennedy ; l’expressivité de Juliette Thélin et de Caroline Betancourt, virevoltantes Chimères ; la fougue de Takafumi Watanabe, bondissant Marchand. Enfin la qualité du Corps de Ballet, dont Kader Belarbi sait mettre en exergue les qualités individuelles en confiant à plusieurs d’entre eux, tour à tour, de petites variations de groupe, a encore fait merveille dans cette pièce.
Maria Gutierrez et Avetik Karapetyan dans Mirages © Francette Levieux
Les Forains
Tout autre est l’argument des Forains de Roland Petit. Ballet narratif s’il en est, il emprunte au quotidien d’une troupe de saltimbanques, des saynètes qui retracent leur journée de travail. De leur arrivée dans une petite ville à la préparation du spectacle ; du spectacle lui-même à la tristesse d’une sébile restant désespérément vide, la palette des sentiments qu’évoque le chorégraphe donne lieu à des variations qui offrent aux danseurs l’opportunité de démontrer leurs qualités. Dans ce registre, Valerio Mangianti, le Prestidigitateur, occupe l’espace avec une présence, une élégance, que n’aurait pas reniées le maître lui-même, créateur du rôle. Il anime sa petite troupe, orchestre le spectacle, avec une tendre bienveillance. Son duo avec la Belle Endormie-Lauren Kennedy est un moment de pure poésie. Le Clown brillant de Shizen Kazama est un modèle de joie de danser ; Taisha Barton-Rowledge et Virginie Baiët-Dartigalongue campent avec un égal bonheur la vision de Loïe Fuller ; et les sœurs siamoises tant dans la 1ère comme dans la 2ème distribution furent un exemple parfait de synchronisme.
Shizen Kazama dans Les Forains © Francette Levieux
Ce ballet que Roland Petit créa pour, au départ, un unique gala de danse au Théâtre des Champs Elysées, peu après avoir quitté l’Opéra de Paris, fut une révélation et marqua véritablement les débuts de chorégraphe de Roland Petit. Henri Sauguet en écrivit la musique en 13 jours, travaillant en étroite collaboration avec le chorégraphe et le décorateur-costumier Christian Bérard. Ce ballet, créé dans la fièvre, pour une seule représentation, connu une première agitée, avant une carrière des plus brillantes tant nationale qu’internationale. Si sa chorégraphie n’a rien de révolutionnaire, la fluidité du propos, la mise en scène limpide de cette vie vagabonde, la confrontation du rêve et de l’imagination face à l’âpreté du quotidien, en font une œuvre profondément humaine.
Valerio Mangianti et Lauren Kennedy dans Les Forains © Francette Levieux
Pour ces deux ballets, les danseurs ont pu bénéficier de la précieuse expertise d’interprètes remarquables de ces deux chorégraphes. Outre Kader Belarbi lui-même, Monique Loudières, qui fut sa partenaire à l’Opéra de Paris dans Mirages, et Fabrice Bourgeois réglèrent la chorégraphie de l’œuvre de Lifar, tandis que Jan Broeckx, étoile puis collaborateur de Roland Petit à l’Opéra de Marseille, réglait Les Forains. Enfin, Claude Bessy, conseillère artistique pour l’occasion, apporta sa connaissance du répertoire et sa science du ballet pour ce spectacle.
Philippe Béran dirigeait l’Orchestre du Capitole dans ces œuvres d’Henri Sauguet, que de son propre aveu, il connaissait peu, dans une interprétation brillante, qui ajouta, comme à l’habitude, au plaisir de la danse, le plaisir de la musique in vivo.