De retour après sa dernière apparition au cours de l’édition 2009 de ce même festival, le grand pianiste et chef d’orchestre allemand Christian Zacharias présentait, ce 25 septembre dans le cloître des Jacobins plein à craquer, un programme exigeant et particulièrement bien construit. Si Brahms, Schumann, Schubert ont tissé entre eux des liens évidents, ils n’en possèdent pas moins de fortes individualités, de profondes spécificités que l’interprète souligne avec intelligence et sensibilité.
Le cœur de la première partie de cette soirée bat aux rythmes exacerbés des Kreisleriana de Robert Schumann. Bâti autour de l’inquiétante silhouette de Kreisler, le Kappelmeister fou de E. T. A. Hoffmann, ce cycle est dédié par Schumann « à son ami Monsieur Frédéric Chopin ». Humeurs contrastées, atmosphère délibérément démoniaque, la succession de ces huit pièces fait appel à toutes les ressources virtuoses et expressives de l’interprète. Chaque épisode de ce portrait vénéneux porte un titre qui suscite l’excès : « Extrêmement agité, Très intime, Très agité, Très lent, Très vif… » Christian Zacharias souligne avec passion cette alternance de l’extrême agitation des numéros impairs et de l’extrême « déprime » qui affecte les numéros pairs. Le tourbillon irrésistible qui ouvre l’œuvre emporte l’auditeur dans ce monde schumannien de la « Fantaisie », au sens germanique du terme qui recouvre la notion d’imagination. Opposition des atmosphères, des touchers, des phrasés, le jeu du pianiste suit avec passion et parfois une violence légitime, les méandres de cette écriture bouillonnante. Le lyrisme apaisé du « refrain » n’en apparaît que plus éthéré. Les dernières notes, inquiétantes et sombres, conduisent peu à peu vers un abîme qui engloutit le son.
Christian Zacharias au 36ème festival Piano aux Jacobins – Photo Classictoulouse –
En guise de guillemets, Christian Zacharias choisit d’encadrer ces Kreisleriana des deux Rhapsodies de l’opus 79 de Johannes Brahms. Judicieuse proximité. Ces deux partitions, écrites longtemps après la disparition de Schumann, n’en témoignent pas moins d’un attachement de Brahms à l’héritage de celui qui fut son mentor, son soutien fidèle et son ami. La Rhapsodie n° 1, en si mineur, oppose la véhémence du premier thème à la douceur presque angélique du second, un peu à l’image de la pratique schumanienne des Kreisleriana. Moins extrêmes, les nuances qui habitent la Rhapsodie n° 2 incitent néanmoins l’interprète à en souligner la violence. Ces deux pièces semblent ici comme analysées à la lumière du style de Schumann.
N’en doutons pas, la seconde partie de cette soirée restera dans les mémoires comme un moment d’exception pour ceux qui ont eu le privilège de le vivre. Il est vrai que l’ultime sonate de Franz Schubert D 960, dans cette tonalité si hors du temps de si bémol majeur, résonne comme le testament bouleversant d’un jeune homme que la mort va emporter dans les deux mois qui suivent sa composition. Christian Zacharias en livre une vision qui, pour être personnelle, n’en est que plus fidèle à la lettre et au contenu de la partition. L’interprète s’efface pudiquement devant le grand œuvre. L’inoubliable premier thème donne le ton. Le phrasé, la subtilité des nuances, l’humilité du jeu, la sensibilité, l’humanité du pianiste réalisent là un véritable miracle. Comme si le musicien prenait l’auditeur par la main. Le grondement des basses qui complète cette introduction reste subtil et léger même s’il évoque une sourde menace. Le pianiste éclaire tout ce Molto moderato initial d’une lumière crépusculaire. Le poids des silences qui s’insèrent entre les épisodes successifs donne le vertige, sans pour autant interrompre le discours. Le fil d’Ariane se déroule irrémédiablement. L’Andante sostenuto bouleverse au plus haut point. L’interprète en souligne la parenté étroite avec la marche sombre du Wanderer de ce Winterreise (Voyage d’hiver) l’alfa et l’oméga de toute l’œuvre de Schubert. Les paysages désolés défilent sous l’œil comme figé du promeneur. Le toucher du pianiste nous entraîne aux confins d’un silence glacé. Un abîme d’émotion devant lequel les gorges se serrent. Néanmoins, le génie de Schubert sait d’instinct ne pas aller trop loin. L’Allegro vivace con delicatezza, qui suit ce désespoir, vient à point apporter quelque lumière au paysage nocturne. Sans pour autant susciter une rupture brutale. C’est là tout l’art du musicien. C’est enfin l’ambigüité étrange de l’Allegro ma non troppo. Sous un motif d’apparence légère et souriante se love une inquiétude permanente. Les ruptures apportées par deux accords d’une certaine violence, retentissent comme un rappel fatidique à la réalité. La coda, Presto, prétend apporter une joie consolatrice qui ne peut effacer tout ce qui précède. Il faut du temps pour redescendre sur terre !
Rappelé par la ferveur du public, Christian Zacharias remonte dans le temps et offre généreusement un lumineux Menuet en ré majeur, de Mozart, puis le babillage souriant d’une sonate en sol majeur de Scarlatti. De quoi reprendre ses esprits, quoiqu’il en soit.