Le bicentenaire de la naissance de Franz Liszt offre enfin l’occasion de réviser la réputation de ce grand novateur que la postérité a trop souvent cantonné dans le rôle de virtuose échevelé du clavier, de bateleur d’estrades. Il est temps de lui restituer la place qui lui revient dans l’évolution du langage musical et celle des possibilités techniques de son instrument de prédilection, le piano. Né en Hongrie (il est toujours là-bas appelé Ferenc Liszt), il est mort à Bayreuth trois ans après celui qui fut son célèbre gendre, Richard Wagner.
Parmi son immense production pianistique, le grand cycle des Années de Pèlerinage occupe une place particulière. « Ayant parcouru en ces temps bien des pays nouveaux, bien des sites divers, bien des lieux consacrés par l’histoire et la poésie (…) j’ai essayé de rendre en musique quelques unes de mes sensation les plus fortes, de mes plus vives perceptions. » C’est ainsi que Liszt caractérise son recueil dans la préface de son premier volume. Composé à partir de 1836, l’ensemble ne fut publié qu’en 1883.
La Suisse, L’Italie, Rome, composent un triptyque unique de près de trois heures qui constitue un véritable défi pour les interprètes confrontés à une incroyable variété d’atmosphères et de styles. La grande pianiste lituanienne Mûza Rubackyté s’est peu à peu forgé une réputation de grande lisztienne. Le présent enregistrement intégral des Années de Pèlerinage vient renforcer cette réputation hautement justifiée. Le grand prix du Concours International de Piano de Budapest, Liszt-Bartók, qui la récompensa en 1981, reconnaissait déjà ce talent exceptionnel. Les trois volets de cette intégrale, qui inclut également le petit supplément des trois pièces de Venezia e Napoli, placent cette artiste attachante au plus haut de la hiérarchie des interprètes de Liszt.
Son jeu allie la plus impeccable des virtuosités, un éclat sans exhibitionnisme, une force expressive impressionnante, une douceur et une poésie évocatrice, autant de caractères qui sont rarement associés en un même talent. L’émotion naît d’une certaine rigueur du jeu qui ne verse jamais dans la complaisance. Elle réussit ici à caractériser précisément chaque pièce tout en préservant une certaine unité du développement de chaque année. Les grandes pages, comme la Dante Sonata, La Vallée d’Oberman ou Les Jeux d’eau à la villa d’Este, splendidement jouées, ne renvoient pas au second plan les plus courtes pièces qui sont ainsi bien intégrées à la grande ligne générale. Méditations et évocations colorées construisent une sorte de parcours sentimental qui évolue de la passion vers un mysticisme transcendé.