Disques

Le merveilleux piano de Ravel

Loin de son portrait d’élégant dandy que certains ont bien voulu brosser du compositeur du Boléro, Maurice Ravel laisse en héritage une œuvre d’une profonde richesse et d’une étrange beauté. Sa musique émeut par son mélange subtil d’impressionnisme poétique et de classicisme formel. Sa production pour piano solo, quantitativement modeste, ne contient que des chefs-d’œuvre. La voici offerte en intégrale par Bertrand Chamayou dont on connaît, par le concert, les profondes affinités avec ce répertoire et les qualités qui en font l’interprète que l’on attendait.
Après Liszt, Mendelssohn et Schubert, notamment, le jeune pianiste aborde Ravel avec une technique parfaitement maîtrisée, une sonorité généreuse, mais surtout un engagement et une vision qui confèrent à ce corpus son unité dans la diversité. L’ordre dans lequel les pièces se succèdent ne suit pas la chronologie de composition mais semble obéir à une volonté de tracer un chemin tonal et expressif, recherchant tantôt la continuité, tantôt le contraste. Ainsi s’exprime le jeu de l’interprète, imprégné de rigueur, de finesse et de couleurs.

Tout commence avec la fluidité raffinée de Jeu d’eau et se poursuit sur les ombres et la lumière de la Pavane pour une infante défunte. Les Miroirs exaltent la poésie de leurs couleurs à facettes. Sous les doigts de Bertrand Chamayou, au fantomatique Noctuelles succède la séquence des Oiseaux tristes qui donne véritablement le frisson. Les effluves maritimes de la Barque sur l’océan évoquent toutes les couleurs de la version orchestrale assorties d’une touchante délicatesse.

Dans la célèbre Alborada del gracioso, l’interprète brosse du bouffon une image inquiétante. Enfin la nostalgie hiératique, ponctuée de lourds silences, de la Vallée des cloches conclut ce cycle avec magie.

Plus rarement jouées au concert, les pièces A la manière de… Borodine et A la manière de… Chabrier dépassent la simple figure de style. Cette dernière, comme une poupée russe, imite avec esprit Chabrier imitant Gounod… Léger et souriant, le Menuet antique précède une vision sans caricature extrême de la Sérénade grotesque. La succession des Valses nobles et sentimentales, au travers de l’élégance du jeu, évoque irrésistiblement le fameux vers extrait des Fleurs du mal de Baudelaire « Valse mélancolique et langoureux vertige. » Enfin, le premier CD de cet album s’achève sur le bref hommage d’Alfredo Casella intitulé à son tour A la manière de… Ravel : un étrange patchwork qui reprend ou imite quelques accents des Valses et les accords caractéristiques de Scarbo.

L’élégance émouvante de la Sonatine constitue l’un des grands moments de cette intégrale, alors que l’hommage que représentent les six danses du Tombeau de Couperin évoque ici une sorte de recueillement plein d’émotion. Les courtes pièces que sont le Menuet (moins d’une minute !) et le Prélude (à peine plus) donnent toute la mesure de l’exploit de concision souvent réalisé par Ravel. Une émouvante rareté conclut cette somme. Il s’agit de la transcription pour piano seul par Alexandre Siloti (l’un des élèves de Liszt) de Kaddish, extrait des Mélodies hébraïques.

J’ai conservé pour la fin ce qui peut légitimement être considéré comme le chef-d’œuvre pianistique de Ravel, le fantastique triptyque de Gaspard de la nuit. Bertrand Chamayou en offre ici une version magistrale. La fluidité d’Ondine culmine sur un impressionnant crescendo progressant par vagues. Le glas sinistre du Gibet coupe le souffle, alors que l’emblématique Scarbo résonne comme une tragédie. Toujours maîtrisé, le jeu de l’interprète exalte cette partition à l’éclat sombre et dramatique. La réussite est totale.

On l’aura compris, cette intégrale prend une place importante dans la discographie de l’une des grandes figures musicales du début du XXème siècle, aux côtés des légendes du passé comme Vlado Perlemuter ou Samson François.

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