Le premier des trois concerts que Tugan Sokhiev va diriger à Toulouse au cours de la présente saison a tenu toutes ses promesses ! Dans le cadre de la brillante saison des Grands Interprètes, la Halle aux Grains recevait donc, ce 5 décembre dernier, l’Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction de Tugan Sokhiev et le grand pianiste français Jean-Frédéric Neuburger.
Il n’est certes plus nécessaire de présenter Tugan Sokhiev aux Toulousains qui l’ont acclamé et adopté pendant de longues années. Le voici donc à la tête d’une des grandes phalanges symphoniques du pays. Ce 5 décembre dernier, son entrée sur le plateau de la Halle aux Grains est accueillie avec ferveur par le public qui emplit la salle. Il est accompagné de Jean-Frédéric Neuburger pour une première partie de soirée qui bouscule un peu les habitudes. En effet, celle-ci sera consacrée à deux œuvres pour piano et orchestre. A la rencontre entre le chef et le soliste s’ajoute celle entre deux compositeurs que l’on ne s’attendait pas vraiment à voir associés en miroir, Joseph Haydn et Igor Stravinsky. Les interprètes nous ont convaincus d’une certaine logique, d’une énergie commune aux deux partitions.
Le Concerto pour piano et orchestre n° 11, Hob. XVIII/11 de Joseph Haydn, qui reste le plus connu des onze concertos pour clavier, a été conçu pour le pianoforte et non pour le clavecin comme la plupart des autres. C’est bien ainsi que Jean-Frédéric Neuburger l’aborde de son jeu « musclé » et néanmoins profondément musical et nuancé. La multiplication des cadences lui donne l’occasion d’afficher une grande variété d’expressions et d’affects. L’orchestre emprunte la même voie. Tugan Sokhiev choisit un large effectif des instruments à cordes qui soutiennent avec le soliste un dialogue équilibré. A la joie lumineuse du Vivace initial succède une rêverie par moments fiévreuse du mouvement central, Un poco Adagio. Le final, nerveux et joyeux, virevolte irrésistiblement comme le suggère son titre : Rondo all’Ungherese. La tonalité de ré majeur trouve ici son aboutissement.
Le Capriccio pour piano et orchestre, d’Igor Stravinsky, complète ce voyage au pays du piano concertant. Certes, le style musical, nettement percutant, représente bien son époque. Sa version finale date de 1949. Une animation presque frénétique porte la marque de l’auteur du Sacre du Printemps, pourtant bien antérieur. Le jeu du soliste s’intègre parfaitement dans les commentaires colorés de l’orchestre au sein duquel le rythme tient une place stratégique. L’animation du Presto initial est suivie d’un épisode dramatique au sein de l’Andante rapsodico. C’est le rythme implacable de l’Allegro capriccioso ma tempo giusto que soulignent avec cohésion et énergie le piano et l’orchestre, en parfaite harmonie.
L’accueil chaleureux du public amène Jean-Frédéric Neuburger à offrir un bis dans le prolongement du Capriccio. La version originale pour piano du Tango, composé en 1940 par Igor Stravinsky, est ainsi joué avec esprit et une certaine dose d’humour par le grand soliste de la soirée.
Toute la seconde partie du concert marque le retour de Tugan Sokhiev à son ADN musical. La Symphonie n° 2 en mineur de Serge Rachmaninov que le chef dirige ce soir-là constitue pour le compositeur une sorte de réparation du traumatisme lié à l’échec public de sa première symphonie. Le grand succès obtenu par son 2ème concerto pour piano lui avait déjà redonné confiance. Avec cette nouvelle partition aux vastes proportions, Rachmaninov donne ses lettres de noblesse aux derniers feux du romantisme russe. L’intensité du lyrisme absolu qui irrigue toute l’œuvre est admirablement assumée par la direction de Tugan Sokhiev qui insuffle à l‘orchestre des couleurs et une énergie du désespoir profondément russes.
Le premier volet de l’œuvre, Largo – Allegro moderato, soulève des vagues d’un dramatisme bouleversant. L’Allegro molto qui suit s’ouvre sur un accent épique, tempéré par un développement contrasté. Le vaste Adagio, sommet d’émotion, développe un touchant lyrisme méditatif que vient souligner un sublime solo de clarinette, admirablement joué. La souffrance qui s’exprime ici plonge ses racines dans la profondeur du terreau russe. L’Allegro vivace final résonne alors comme une délivrance. Une grande flamme s’élève et conclut la partition sur la traditionnelle signature musicale du compositeur : Rach-ma-ni-nov !
Cet enthousiasme communicatif se propage dans l’assistance qui ovationne cette exécution mémorable pendant de longues minutes. Les musiciens eux-mêmes applaudissent chaleureusement leur chef invité.
A coup sûr, un grand concert !
Serge Chauzy