Le 13 mai dernier, une fois encore, ce magicien du clavier a suscité l’enthousiasme d’une Halle aux Grains fascinée. Les visites fréquentes à Toulouse du grand pianiste russe, dans le cadre des saisons Grands Interprètes, résonnent toujours comme des événements hors du commun. Le programme musical qu’il a élaboré avec soin, reflète bien l’originalité de ce pianiste exceptionnel et inclassable.
Le personnage impressionne et fascine à la fois. Se livrant à un rituel scénique aussi austère qu’inéluctable, digne de celui d’un sphinx hiératique, l’homme se révèle affable et souriant en coulisse et le pianiste libère son jeu d’une maîtrise impressionnante. Grigori Sokolov aborde chaque œuvre avec détermination et cohérence. Ses conceptions artistiques ne ressemblent à aucune autre. Elles se fondent sur une technique stupéfiante de rigueur et une imagination expressive détachée de toute complaisance.
Il consacre toute la première partie de son récital toulousain au père de la musique occidentale, Johann Sebastian Bach. Immergé dans son approche intemporelle, le pianiste enchaîne sans interruption les rares Quatre Duetti BWV 802-805 avec la célèbre Partita n° 2 en ut mineur BWV 826. Dès le Duetto n° 1 en ut mineur, son jeu offre une transparence, une lisibilité de chacune des voix qui dialoguent. Paradoxalement, Gregory Sokolov associe, dans ses approches, rigueur d’architecte et sensibilité d’artiste.
La Sinfonia qui ouvre la Partita n° 2 déploie une éloquence impressionnante. La succession des six étapes de la partition met en évidence ce sens étonnant des micro-nuances qui caractérise le jeu du pianiste. La passion qui anime la Courante, le rêve inhérent à la Sarabande aboutissent à un Capriccio final d’une effervescence irrésistible.
Il faut bien la durée d’un entracte pour assimiler le changement de caractère musical qui émane d’un nouveau dialogue entre deux compositeurs nés la même année 1810, mais de styles bien différents : Frédéric Chopin et Robert Schumann.
Du premier, Grégory Sokolov enchaîne les Quatre Mazurkas de l’opus 30 et les Trois Mazurkas de l’opus 50. « Son » Chopin ne ressemble à aucun autre. Le toucher et les phrasés qu’il choisit soulignent l’intensité, la densité d’un propos qui se détache d’une simple évocation chorégraphique. L’opus 30 s’achève sur le mystère de la Mazurka n° 4 en do dièse mineur, alors que l’opus 50 s’ouvre sur la combativité de son premier volet en sol majeur. Ce voyage se conclut par la longue méditation de la Mazurka n° 3 en do dièse mineur. Un sombre rêve.
Le grand cycle des Waldszenen (Scènes de la forêt) de Robert Schumann complète ce programme étonnant. Cette musique évocatrice, sorte d’hommage à la nature, donne l’occasion à l’interprète de dérouler une série d’images colorées. Son toucher toujours aussi lisible et transparent caractérise chaque scène tout en suivant la cohérence de la ligne générale. Un épisode se détache de l’ensemble avec une intensité expressive particulière. Il s’agit du magique Vogel als Prophet (L’Oiseau prophète) joué avec sensibilité et finesse. L’Abschied final (Adieu) conclut dans le plus intense des émotions.
Une conclusion toute provisoire car Grigory Sokolov est connu pour la générosité de ses « prolongations » de concert. Acclamé par une ovation debout, il revient à six reprises pour une véritable troisième partie de concert !
Ces six bis couvrent un répertoire à l’image de l’artiste. Après le ballet Les Sauvages, extrait de l’opéra Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau, il revient à Chopin avec la Mazurka op. 63 n° 3. Nouvelle incursion chez Rameau avec son fameux Tambourin, puis chez Chopin avec son Prélude op. 28 n° 15, en ré bémol majeur, connu sous le nom « La goutte d’eau ». Une rareté, la Chaconne in G minor Z.T. 680 d’Henry Purcell, précède le bis final, le Choral « Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu Christ » BWV 639″ de Johann Sebastian Bach, dans sa version originale pour clavier.
Gageons que l’on ne tardera pas à revoir à Toulouse Grigory Sokolov, roi du piano !
Serge Chauzy