L’actuelle reprise de Boris Godounov, le chef-d’œuvre de Modeste Moussorgski, dans sa version initiale de 1869, a débuté en ce vendredi soir 24 novembre 2023 sa marche triomphale vers un nouveau succès éclatant. Il ne reste plus que quelques places. Précipitez-vous !
C’est dans une mise en scène d’Olivier Py (spectacle en coproduction avec le Théâtre des Champs Elysées) que Boris Godounov refait son apparition sur la scène capitoline. Les événements actuels dans les pays de l’Est européen n’ont pas laissé le metteur en scène indifférent. Sa réflexion se penche sur la répétition de l’Histoire en Russie C’est ainsi qu’il va nous faire traverser les siècles qui ont marqué cet immense pays, depuis l’époque des tsars, en passant par la révolution communiste jusqu’à aujourd’hui avec bien sûr Vladimir Poutine. Ce dernier apparaît non seulement sur une immense toile peinte, faisant face à Staline, mais également, et de manière à peine allusive, lors de la rencontre de Boris /Poutine avec le Prince Chouiski/Macron autour d’une immense table en marbre blanc.
Sur le même thème, dans la cellule de Pimène, le novice Grigori va respectivement se travestir de plusieurs costumes évoquant les grandes heures de ce pays. Il y aurait comme cela mille détails à souligner montrant l’intensité du travail de ce metteur en scène. Sans oublier cette scène hallucinante qui nous montre le tsarévitch Fiodor jouer avec un globe terrestre, en fait un immense ballon de baudruche sur lequel est dessinée une mappemonde (Chaplin où es-tu ?). Une allusion à peine voilée à la volonté expansionniste de certains dirigeants soviétiques. Les artistes se déplacent à l’intérieur d’un dispositif scénique d’une grande précision, signé Pierre-André Weitz, auteur également de magnifiques costumes. Ce dispositif nous met en présence de façades d’immeubles soit en or, façon icône, soit dans le plus pur style soviétique et bétonnées genre cage à lapin. Tout est dit. Ou presque car une scène rapide évoque aussi la relation entre Marina et Grigori, essentiel de l’acte polonais non retenu dans cette version. Le drapeau polonais est déployé également à plusieurs reprises. Olivier Py a aussi installé sur scène de manière quasiment omniprésente un personnage muet. C’est un jeune garçon de sept ans, vêtu de blanc. Il n’est autre que le fantôme du vrai Dimitri qui a été assassiné par Boris. Il représente l’essence même de cet opéra qui est celle du remord. Ce remord qui va troubler Boris au point de le rendre fou et de le tuer. Au total une belle réussite somptueusement éclairée par Bertrand Killy et qui récolta au salut final une belle ovation. Méritée !
Une distribution de prises de rôle pour un chef-d’œuvre universel
Dix nationalités différentes se rencontrent sur ce casting. Tous les artistes présents sont en prise de rôle. Beau challenge, non ?
A commencer par l’interprète du rôle-titre (remplaçant Mathias Goerne), la basse biélorusse Alexander Roslavets. Les moyens sont imposants et ce pensionnaire de l’Opéra de Hambourg double le chanteur d’un vrai comédien. Un magnifique Boris est donc né sur la scène du Capitole.
Le ténor roumain Marius Brenciu offre au Prince Chouiski un organe lumineux d’une parfaite projection. Le baryton russe Mikhail Timoshenko, dans le rôle de Chtchelkalov, n’en finit plus de nous émerveiller, non seulement par son timbre, somptueux d’harmonies automnales, et sa ligne de chant, mais aussi par la véritable aura qu’il dégage dès son apparition sur scène, même ici dans le rôle relativement effacé du Secrétaire de la Douma. Il nous avait stupéfait par la générosité de son Marcello ici même dans La Bohème en 2022. Nous reviendrons l’entendre au Capitole certainement car c’est l’une des plus belles « prises » de Christophe Ghristi.
Comment saluer le Pimène de la basse italienne Roberto Scandiuzzi ? De sa stature et de sa voix de commandeur, il impose, lui aussi, son personnage en le glissant dans la plus pure lignée des grandes voix qui ont marqué cet emploi. Quels phrasés, quelles dynamiques et, qui plus est, avec des accents que ne renieraient pas les plus belles clés de fa…russes ! Le ténor espagnol Airam Hernandez endosse la double personnalité du Faux-Dimitri et du vrai Grigori. La voix est vaillante d’émission, franche aussi de timbre et l’artiste engagé scéniquement. Les deux moines un brin border line, Varlaam et Missaïl, sont véritablement dans la peau de la basse russe Yuri Kissin et du ténor français Fabien Hyon. Tous les deux font assaut de veulerie et de trivialité… pour notre plus grand bonheur, traçant des silhouettes quasiment picaresques des deux vauriens. Le suédois Kristofer Lundin offre son ténor de caractère et un engagement scénique de très haute tenue au personnage de L’Innocent, celui qui ose en public affronter Boris, refusant de prier pour un régicide. Premier à intervenir vocalement en solo dans cet opéra, le Géorgien Sulkhan Jaiani déploie dans le rôle de l’exempt Nikitich une basse au timbre somptueux de grain, projeté avec une ampleur, une rondeur et une assurance qui laissent largement entrevoir bien d’autres rôles beaucoup plus étoffés ! Saluons enfin le Britannique Barnaby Rea dont la basse souple et percutante ainsi qu’une véritable présence scénique donnent corps au personnage du paysan Mitiouka, plutôt maltraité physiquement dans le Prologue. Est-ce à dire que cet opéra ne comporte pas de voix féminine ? Non, mais faut-il ajouter que dans cette version de 1869, qui ne comprend pas l’Acte polonais, les voix féminines sont ici réduites aux seconds rôles. Ce n’est pas une raison pour ne pas citer les Françaises Victoire Bunel (Fiodor au travesti parfaitement seyant), Lila Dufy, fort émouvante Xenia, la Nourrice de Svetlana Lifar, mezzo russe de nationalité française aujourd’hui, et Sarah Laulan, une Aubergiste haute en couleurs et… dévastatrice.
Le Chœur et la Maîtrise du Capitole, sous la direction conjointe de Gabriel Bourgoin et de Nino Pavlenichvili, font honneur par leur prosodie, leur puissance et leur discipline au rôle crucial voire central de leurs nombreuses interventions dans cet opéra.
A la tête d’un Orchestre national du Capitole dans son meilleur, le chef letton Andris Poga fait rugir les cordes, les soumettant aux plus vives tensions que Moussorgski a déposées sur sa partition. Clairement, le drame se joue autant sur scène que dans la fosse, les deux se conjuguant encore une fois pour assouvir la soif lyrique d’un public conquis remplissant à ras bord l’enceinte de l’auguste salle toulousaine.
Robert Pénavayre
Crédit photo : Mirco Magliocca
Représentations jusqu’au 3 décembre 2023
Renseignements et réservations : www.opera.toulouse.fr