C’est dans une version « concert » que l’avant-dernier opéra de Claudio Monteverdi (1567-1643) a été créé à Toulouse le 8 juin 2007.
Œuvre fascinante s’il en est, ce Retour d’Ulysse dans sa patrie est, encore aujourd’hui, nimbé d’un mystère, celui de ses origines. Est-il ou non de la plume de Claudio Monteverdi ? Christophe Rousset, qui le dirigeait au Capitole à cette occasion, avoue lui-même être frappé « de l’abyssale différence stylistique entre ce Retour et l’Orfeo (du même compositeur) ». Bien qu’un certain nombre de musicologues éminents attribue l’ouvrage à Monteverdi sans aucun doute, le débat semble rester ouvert…
Outre ses immenses qualités musicales et vocales, cet opéra a l’originalité d’être parmi les tous premiers de l’Histoire à avoir été composé…pour un public payant. Nous sommes en 1640, à Venise, Monteverdi vient donc de sortir l’opéra du cercle restreint et privilégié de la noblesse et le propose à tout le monde. Moyennant finance ! Le commerce vient de faire son apparition dans le monde de la musique.
Le sujet développé par le librettiste Giacomo Badoaro n’est rien moins qu’un extrait, en fait les deux derniers livres, de l’Odyssée d’Homère, l’un des textes fondateurs de notre civilisation. Qui ne connaît l’amour de Pénélope pour son Ulysse disparu, sa pugnacité à éloigner la meute des Prétendants et la sanglante vengeance qui s’abattra sur eux ?
Nicolas Joel avait invité, pour cette entrée au répertoire, Les Talens Lyriques, dirigés par Christophe Rousset, afin de défendre cet ouvrage relativement long de près de trois heures.
Les deux principaux interprètes étaient l’alto galloise Hilary Summers (Pénélope) et le ténor allemand Jan Kobow (Ulysse). Pour la petite histoire, le ténor suisse Emiliano Gonzalez Toro était déjà présent ce soir-là, mais dans le rôle d’Iro.
Le Retour version 2023
Pour ce retour à l’affiche capitoline, Christophe Ghristi a convié l’Ensemble I Gemelli à faire une halte dans la Ville rose lors de sa tournée européenne (France, Belgique, Espagne). C’est dans une production « semi-stage », entendez par là qu’une mise en espace, sans costumes ni décors, anime les personnages de l’intrigue. Elle est l’œuvre particulièrement habile de la soprano Mathilde Etienne, qui chante également, et de manière fort émouvante, le rôle de Melantho, la servante de Pénélope. Le véritable triomphe qui a salué cette représentation a bien des raisons. La première est certainement la qualité vocale de la distribution. En effet, ce répertoire, traditionnellement confié à des voix spécialisées dans un certain style baroqueux, voix parfois sans commune mesure avec celles qui affrontent le répertoire romantique, sont, la plupart du temps, de taille restreinte. Ce qui n’enlève rien à leurs qualités. En ce 28 novembre 2023, le public toulousain a eu le bonheur de découvrir une version vocalement très « romantique » de l’ouvrage. Entendons-nous bien, personne sur le plateau n’a fait l’économie d’un respect absolu du style monteverdien, avec tout ce que cela suppose de vocalises, de lignes de chant tour à tour élégiaques ou heurtées. Ce fut un vrai festival pour les oreilles mais aussi pour les yeux car tous ces artistes se sont emparés de leur rôle avec un aplomb scénique en osmose parfaite avec une dramaturgie conjuguant à l’envi le drame au sourire.
Il est difficile de citer un interprète en premier. Pourtant osons le faire en nommant l’alto Fleur Barron, sculpturale Pénélope dotée d’un timbre au bronze velouté et d’une musicalité parfaite. Quelle présence ! Comment, à l’écouter, ne pas penser à cette autre alto disparue au sommet de sa gloire (elle avait à peine 41 ans…) : Kathleen Ferrier, ce qui n’est pas un mince compliment vous en conviendrez. Deux fois déesse dans cette distribution, la soprano Emöke Barath incarne Minerve et Fortune de son timbre à la fois lumineux et charnu projeté avec autorité. Zachary Wilder offre son ténor juvénile et enthousiaste au jeune Télémaque. Nicholas Scott s’empare de la scène avec bonhomie et justesse, offrant au rôle émouvant d’Eumée un ténor d’une formidable souplesse et parfaitement conduit. Fulvio Bettini succède donc, in loco et 16 ans après, à Emiliano Gonzalez Toro dans le rôle bouffe d’Iro, dont la scène d’ouverture du 3e acte, entre arioso et récitatif, est presque un credo falstaffien. Son baryton aigu et son art de la scène ne font qu’une… bouchée de ce personnage haut en couleurs. Anders Dahlin était également de l’entrée au répertoire de cet opéra au Capitole. Il y chantait alors la Fragilité humaine et Télémaque. Le voici dans la peau de l’un des Prétendants de Pénélope : Pisandre. Il complète à merveille, car admirablement chanté et engagé scéniquement, le trio de ces derniers : Amphinome (Juan Sancho) et Antinoüs (Nicolas Brooymans). Un trio tout à la fois comique et pathétique. Soulignons cependant le creux impressionnant et le timbre abyssal de la basse Nicolas Brooymans, qui chante également Le Temps.
Alvaro Zambrano, l’amant de Mélantho, est l’Eurymaque idéal tant en termes de personnage que de chant. Euryclée, la nourrice d’Ulysse, trouve chez Alix Le Saux un soprano au timbre velouté et une artiste… courageuse. En effet, la veille, cette cantatrice s’est blessée au pied et a malgré tout tenu à chanter sa partie, moyennent un réajustement de sa mise en scène. Félicitations ! Christian Immler (Neptune) fait tonner son baryton-basse depuis les fonds océaniques de son empire. Il aura fort à faire avec le Jupiter de Juan Sancho qui mettra en avant non seulement son ténor solaire mais aussi sa suprématie sur les autres dieux. Tour à tour feu follet (Amour) et déesse gardienne des lois du mariage (Junon), Lysa Menu adapte à merveille son soprano à ces personnages éloignés. Et puis, last but not least, Emiliano Gonzalez Toro, tout à la fois directeur musical du spectacle et Ulysse au timbre recelant des trésors de couleurs, à la voix d’une superlative souplesse. Quant au comédien, il s’en donne à cœur joie sous son déguisement de mendiant.
Un instrumentarium qui ressemble à un cabinet des curiosités
L’Ensemble I Gemelli, fondé en 2018 par Emiliano Gonzalez Toro, occupe à présent une place considérable dans le domaine de l’interprétation des compositions du XVIIe siècle. Il nous prouve encore une fois ce soir la pertinence de cette position. La couleur, le grain, l’acuité des traits, la virtuosité des musiciens dans l’exposition des affects, la dynamique et… le chant (car ils chantent aussi !) nous plongent sans discussion possible dans cette époque vénitienne qui s’affranchissait de la Renaissance pour donner ses lettres de noblesse au Baroque. Moment de bascule délicat entre tous. Le continuo, ici tenu par Violaine Cochard (clavecin et orgue positif), Marie-Domitille Murez (harpe triple), Vincent Flückiger (archiluth), Nacho Laguna (guitare et théorbe), Louise Bouedo (viole de gambe), Gauthier Broutin (basse de violon) et Jérémy Bruyère (contrebasse) soutient ardemment cette luxuriante partition. Bien sûr il faudrait citer tous les autres musiciens tant leur participation à ce concert fut déterminante. Une curiosité tout de même, la présence dans l’orchestre d’une trompette marine, en fait un instrument à corde frottée donnant un son à la fois profond et inquiétant. Violons, violes de gambe, lirone, cornets, flûtes, doulciane et autres sacqueboutes complètent un orchestre d’une diabolique précision. Un écrin de toute beauté pour un plateau d’exception.
Le salut final s’est transformé en véritable triomphe.
Robert Pénavayre
Photo : Mirco Magliocca
Prochaine représentation le 2 décembre 2023 à 16 h
Renseignements et réservations : www.opera.toulouse.fr