Il faut une certaine audace pour, aujourd’hui, programmer Tristan et Isolde de Richard Wagner. En effet, les interprètes s’aventurant dans ce challenge quasi insurmontable vocalement, se comptent sur les doigts d’une main par génération. De plus ils sont alors accaparés par les capitales lyriques de la planète : New York, Vienne, Londres, Paris (il fut un temps…), Milan. Qu’à cela ne tienne, Christophe Ghristi se lance dans ce téméraire projet et, brin de folie en plus, ne nous propose sur scène que… des prises de rôle !
Bien conscient tout de même des risques inhérents, Christophe Ghristi met ses huit chanteurs entre les mains d’un chef, Frank Beermann, à même de les diriger tout en les rassurant par sa parfaite connaissance des voix et de la partition.
Le résultat ? Au soir du 7 mars 2023, date de la dernière des quatre représentations, ce ne seront pas moins de 4 000 personnes qui auront ovationné ce spectacle !
C’est dans une production signée Nicolas Joel pour le mise en scène, les décors et costumes de Andreas Reinhardt et les lumières de Vinicio Cheli, créée in loco en 2007, affichée à nouveau en 2015, qu’a lieu la présente reprise.
Une scène dépouillée de tout artifice mobilier, scindée en trois parties mouvantes, va accueillir l’une des histoires d’amour les plus mythiques de notre civilisation. C’est Emilie Delbée qui est chargée de régler la mise en scène. Elle va le faire dans un esprit très Nouveau Bayreuth, privilégiant l’esprit à la lettre, la lumière au décor, transformant les personnages en symboles vivants de la passion la plus extrême et exclusive : l’amour. Ce qui nous vaut, particulièrement au second acte, un duo littéralement chorégraphié, unissant les deux amants dans un entrelacs mouvant d’une profonde sensualité.
Huit personnages, huit prises de rôle !
Une représentation d’opéra, aussi étoilée soit-elle, peut capoter si les seconds rôles ne sont pas au niveau. Christophe Ghristi le sait depuis longtemps et veille comme un dragon à cela. C’est ainsi que Melot est chanté par un nouveau venu sur notre scène, le baryton strasbourgeois Damien Gastl qui, dès ses premiers mots, impose un organe parfaitement conduit, sonore, orné du phrasé véhément convenant à cet ami qui va trahir Tristan. Va-t-il intégrer la désormais célèbre « famille » capitoline ? L’avenir nous le dira. Mais en parlant de « famille », voici dans le double rôle du Berger et celui du Jeune Matelot, rien moins que le dernier Tamino capitolin, le ténor Valentin Thill, Second prix du Concours de chant de Toulouse en 2019. Il est clair que ce Rouennais à peine trentenaire, a pris son envol car le voici dans Le Chevalier de la Force de Dialogues des carmélites au prochain Festival de Glyndebourne. Pour l’heure, sa voix, admirablement conduite, a pris de toute évidence de l’ampleur sonore et augure de rôles conséquents. Il n’est pas jusqu’à la basse de Matthieu Toulouse qui ne se fasse remarquer dans le rôle du Pilote, rôle pourtant épisodique mais qu’il sécurise par un timbre sombre aux belles harmoniques. Il avait été déjà entendu ici même dans le Premier Ouvrier des dernières reprises d’un Wozzeck d’anthologie en 2021.
La leçon de chant du Roi Marke
Il est un récitaliste de renommée mondiale. Sa dernière apparition dans Voyage d’hiver de Schubert sur notre scène le 24 février dernier en est une preuve absolue. Baryton de son état, il affronte aujourd’hui, tout en s’en jouant clairement, la tessiture grave de Marke. Tout d’abord il convient de relever combien la voix de Matthias Goerne, déjà Amfortas et Oreste sur notre scène, s’est assombrie naturellement. Souligner également la miraculeuse science de la coloration que possède cet artiste. Sans oublier son phrasé, la rondeur de l’émission et des dynamiques hallucinantes d’amplitude. Résultat : une véritable leçon de chant et une incarnation poignante qui levaient un voile sur les ombres prestigieuses du passé.
Autre clé de fa particulièrement exposée, le baryton français Pierre-Yves Pruvot. Son retour après un titanesque Klingsor et un terrifiant Barnaba (Gioconda en 2021), était attendu. Le voici dans Kurwenal, le fidèle écuyer de Tristan. Caractérisant jusque dans son chant cette personnalité brute de soldat, il heurte le chant de ses premières apparitions d’un phrasé sec et autoritaire. Au chevet de son maître mourant, au dernier acte, nous découvrons sa vraie personnalité et un art du chant tout autres. Le phrasé s’amplifie, se pare de nuances douloureuses. Cette voix homogène, au grain redoutablement concentré, puissamment projetée, est bien celle d’un baryton wagnérien capable d’affronter Telramund, Alberich, voire… Wotan.
Cinquième apparition sur notre scène pour le mezzo Anaïk Morel, cette fois dans le rôle de la Suivante d’Isolde, Brangäne, la fauteuse du trouble fatal, celle qui changera le philtre de mort auquel aspire sa maîtresse par celui d’amour. Ici encore la prise de rôle est concluante. Le mezzo généreux de cette artiste, son souffle large et contrôlé font merveille dans les fameux appels du deuxième acte. Une belle incarnation toute en retenue mais d’une profonde sensibilité.
Les amants magnifiques
Prendre de pareils rôles est toujours un risque majeur dans une carrière. Sauf s’il vient à temps et s’il est sous contrôle. A l’évidence c’est le cas. Le ténor autrichien, Nikolaï Schukoff se mesure à Tristan de sa voix d’airain, triomphant du mortel dernier acte en lançant au travers d’un orchestre déchaîné des lames d’acier aussi incandescentes que désespérées qui nous chavirent autant l’âme que le cœur. Artiste passionné et passionnant, Nikolaï Schukoff domine un ambitus d’une incroyable longueur et homogénéité, avec des harmoniques graves impressionnantes et un souci des nuances et des colorations qui achèvent d’en faire un interprète accompli.
Pour exister à ses côtés, il fallait de l’engagement, de l’énergie et du courage. Nikolaï Schukoff et Sophie Koch se connaissent bien pour avoir chanté souvent ici ou ailleurs ensemble. Leur complicité autant vocale que scénique est évidente. L’Isolde de Sophie Koch fera date, n’en doutons pas. La voici en ce 1er mars 2023 et dès sa première intervention en possession d’une voix qui fera fi des nombreuses difficultés du rôle. Les notes aigües sont maîtrisées, le medium s’enfle en même temps que l’orchestre et sait le dominer, le phrasé et la musicalité enrichissent l’interprétation, le personnage est formidablement émouvant, évoluant quasi miraculeusement de la femme bafouée à la femme divinisée en une sorte de catharsis lumineuse. Moments formidables d’émotion comme seul l’opéra, en tant qu’art total, peut procurer.
Sous la direction de Gabriel Bourgoin, le Chœur de l’Opéra national du Capitole apporte une contribution parfaite à la réussite de ce spectacle.
Au salut final, l’Orchestre est sur la scène !
L’Orchestre national du Capitole sait se montrer, dans de pareils rendez-vous, à l’égal des plus grands. Sous la direction de Frank Beermann, c’est une véritable coulée de lave qui s’échappe de la fosse. Elle va tout à la fois envelopper les deux amants dans des crescendos que l’on pourrait littéralement qualifier d’orgasmiques, les entourant aussi de la plus douce des chaleurs, sachant les accompagner dans de titanesques explosions lorsque la peur, la révolte et la passion s’emparent de malheureux qui ne trouveront un refuge salvateur que dans la mort. Le frisson tant attendu vous envahit, la gorge se serre, les larmes… parfois, le cor anglais fabuleux de Gabrielle Zaneboni, tout est dit. La mariage d’Eros et de Thanatos est consommé. Le rideau se baisse dans un silence évocateur. L’émotion est à son comble. L’Orchestre au grand complet rejoint sur scène l’ensemble des chanteurs. Les ovations longues, chaleureuses et méritées saluent tous ces interprètes.
Précipitez-vous il ne reste que peu de places !
Robert Pénavayre
Dernières représentations les 4 et 7 mars 2023
Renseignements et réservations : www.theatreducapitole.fr
Crédit photo : Mirco Magliocca