La 36e édition du désormais célèbre Festival Castell de Peralada, qui se tient à deux pas de la frontière espagnole après Perpignan, retrouve les fastes que le Covid lui a fait abandonner pendant un temps bien sûr trop long. Avant une série impressionnante de soirées lyriques à venir, c’est à la danse, un autre axe majeur de la programmation de ce festival, qu’étaient confiées les deux soirées inaugurales de cette édition. Pour la première fois, le Festival accueillait la Compagnie de ballet de l’Opéra de Munich, le Bayerisches Staatsballett.
Département indépendant de l’Opéra d’état de Bavière (Munich), cette Compagnie est créée en 1990. Depuis elle ne cesse d’enrichir son répertoire, conjuguant classique et contemporain. Elle vient à Peralada avec deux programmes regroupant les signatures de cinq chorégraphes de notre temps. Clin d’œil pour le public qui n’a pas assisté aux deux soirées, la première s’ouvre sur Rubis et la seconde se fermera sur le même ouvrage créé par George Balanchine (1904-1983) pour le New York City Ballet en 1967 sur le Capriccio for Piano and Orchestra qu’Igor Stravinski compose en 1929. Le rythme jazzy de cette musique et les déhanchés de la chorégraphie ne laissent aucun doute sur l’écho que fait cette œuvre aux comédies musicales alors en vogue à Broadway. Ceci étant, la grammaire chorégraphique de celui que l’on nomme toujours Mister B. est d’une facture d’une extrême exigence, réclamant des interprètes une rigueur de tous les instants. La Compagnie munichoise coche toutes les cases d’un tel challenge et se fait d’entrée longuement applaudir.
Le ballet qui suit est du sulfureux autant que regretté chorégraphe britannique Liam Scarlett (1986-2021). Intitulé With A Chance of Rain, il fut créé par l’American Ballet Theatre en 2014 sur les Six Préludes de Serguei Rachmaninov joués ici en direct par le pianiste russe Dmitry Mayboroda, musicien attaché à la Compagnie depuis deux ans aujourd’hui. Ce sont huit danseurs qui font ici assaut d’élégance, de grâce, de poésie en une savante et subtile alchimie entre la musique et la danse. Les corps s’élèvent, se portent, s’enroulent dans un mouvement continu à la plastique somptueuse. La première soirée s’achève sur un coup de poing, le Bedroom Folk de l’israélienne Sharon Eyal (née en 1971). Sur une musique d’une des stars de la scène techno-électro israélienne, Ori Lichtik, et créée par le Nederland Dance Theatre, la chorégraphie nous met en présence d’une hallucinante et hypnotisante danse tribale. Les danseurs forment un groupe qui, à lui seul, est un organisme vivant, phagocytant rapidement toute tentative d’évasion, celui/celle essayant de reprendre son autonomie se retrouvant vite repris(e) par l’individualité organique formant une identité globale. Vêtus de noir et savamment éclairés, les danseurs restituent une animalité littéralement angoissante.
Affairs Of The Heart ouvre la seconde soirée du festival. Signé du chorégraphe britannique David Dawson (né en 1972), c’est la Compagnie de Munich qui a eu le privilège de créer ce ballet en mars 2022 sur une partition du compositeur canadien Marjan Mozetich (né en 1948), son Concerto pour alto et orchestre à cordes (1997). Treize danseurs ont ici pour mission de transmuter leurs corps en une mélodie continue se développant dans un univers d’un bleu apaisant. Transformés en véritables ondes musicales, les interprètes de cette symphonie de lumière éblouissent par la souplesse de leurs bras comme par leurs élévations évanescentes et leurs portés d’une souplesse et d’une sûreté confondantes.
Ultime ballet en ce soir de fête chorégraphique, ce sont les Tableaux d’une Exposition, le célèbre poème symphonique de Modeste Moussorgski composé en 1874. Il est signé Alexeï Ratmansky (né en 1968) et fut créé en 2014 par le New York City Ballet. Plus connu dans son orchestration de Maurice Ravel, c’est en fait l’original pour piano de cette partition qui sert d’accompagnement ce soir à la Compagnie bavaroise. Encore une fois Dmitry Mayboroda (piano) se montre un musicien accompli, plein d’énergie, de sensibilité et d’attention aux danseurs. Ces derniers évoluent devant des projections de toiles de Vassili Kandinsky datant de 1913, toiles dont les motifs ont un écho dans l’élégant vestiaire des danseurs. Tous les mélomanes le savent, cette suite de tableaux se termine par la monumentale, à tous les sens du terme, Grande Porte de …Kiev. Il n’en faudra pas plus à la Compagnie pour rendre un vibrant et émouvant hommage à ce pays martyrisé à l’heure actuelle par la Russie (voir photo).
Des tonnerres d ‘applaudissements viendront saluer le Bayerisches Staatsballett dont la première apparition à ce festival constitue d’ores et déjà un jalon mémorable dans l’histoire de cette manifestation.
Robert Pénavayre