Figure tutélaire du piano espagnol, du piano tout court, Joaquín Achúcarro n’a rien perdu de son goût du partage musical. À 92 ans, il vient de retrouver cette année la scène musicale de Piano aux Jacobins à laquelle il participe depuis longtemps avec fidélité. Ce 27 septembre, il a enthousiasmé un public sidéré qui lui a manifesté plusieurs ovations debout, comme un remerciement à tant d’engagement musical ?
Pour son récital hors norme, le musicien a conçu, imaginé un programme autour de compositeurs qu’il désigne comme “ses chers compagnons de voyage”. Ce soir-là, Joaquín Achúcarro ne se contente pas de jouer les partitions qu’il a soigneusement choisies. Il les présente avec finesse, avec amour et avec humour. S’il lui arrive de chercher ses mots, si ses pas ne sont plus aussi assurés qu’auparavant, ses mains ne tremblent pas. Son jeu reste d’une intensité impressionnante, sa sonorité d’une ampleur d’orgue, ses interprétations d’une profonde conviction.
La richesse de son répertoire lui permet de parcourir l’histoire de cette musique qui le passionne et qu’il offre avec générosité. De Bach à Scriabine les compositeurs abordés semblent former une chaîne continue dont l’interprète exalte les liens autant que les spécificités.
Sans surprise, comme il le proclame lui-même, Joaquín Achúcarro ouvre cette soirée avec Johann Sebastian Bach, le père de toute musique. Dans cette Toccata en do majeur, l’ampleur sonore prend des allures d’orgue. Elle est suivie d’une évocation “maritime”, selon le pianiste, avec deux Intermezzi extraits de l’opus 118 (en la mineur puis en la majeur) écrits par Johannes Brahms durant l’été 1893 et dédicacés à Clara Schumann. Vagues et houle animent cette dynamique interprétation.
La musique française occupe une place importante dans le répertoire du pianiste qui l’aborde ensuite avec Ondine, extrait du Gaspard de la nuit, “Trois poèmes pour piano d’après Aloysius Bertrand” de Maurice Ravel. Après avoir lu le poème correspondant, Joaquín Achúcarro anime la pièce avec une infinie poésie. Puis comme Ravel et Debussy ne sauraient se passer l’un de l’autre, deux partitions colorées de Claude de France, extraites du deuxième livre des Préludes complètent ce panorama. La Puerta del vino, ravive l’accent espagnol de cette évocation. Elle est suivie du flamboyant Feux d’artifice. L’effervescence du jeu du pianiste transcende les redoutables difficultés de l’écriture de ces pièces, en particulier de ce Feux d’artifice qui éblouit le public enthousiaste.
L’Espagne brille ensuite de tous ses attraits. Dans Quejas o la maja y el ruiseñor, (Complaintes ou la Jeune fille et le Rossignol) quatrième des Goyescas d’Enrique Granados, le déploiement des couleurs fait merveille. Il se prolonge dans El Puerto, pièce extraite de la vaste suite Iberia d’Isaac Albéniz, géniale évocation musicale de l’Andalousie.
Le pianiste souhaite conclure ce voyage avec celui qu’il considère comme le symbole du piano, Frédéric Chopin. Trois de ses chefs-d’œuvre incontestables résument ses spécificités d’écriture. La Fantaisie-Impromptu ou Impromptu n° 4, à la fois joyeuse, lyrique, enflammée, romantique, et nostalgique, ouvre ce cycle. Le célèbre Nocturne n° 20 en do dièse mineur, opus posthume, donne à son interprète tous les éléments pour en exprimer la poésie insondable de son écriture. Un moment en apesanteur ! Le contraste avec la dernière pièce n’en est que plus intense. Force et passion explosent littéralement dans la Polonaise n° 6 en la bémol majeur op. 53 dite “Héroïque”.
La réaction enthousiaste du public ne permet pas au pianiste d’arrêter “déjà” la rencontre. Après plus d’une heure de musique jouée sans entracte ni partition, Joaquín Achúcarro prolonge encore la soirée avec pas moins de trois bis !
Un rare Nocturne d’Edvard Grieg nous est offert avec le commentaire “familial” selon lequel la grand-mère du pianiste fut la cousine du compositeur… La soirée se poursuit encore avec une pièce héroïque de Sergueï Rachmaninoff, le Prélude op. 3 n° 2 en do dièse mineur et s ’achève enfin sur une autre rareté inattendue, le Prélude et Nocturne pour la main gauche op. 9 d’Alexandre Scriabine. Une incroyable performance qui donne l’illusion sonore d’un jeu “à deux mains” !
L’ovation debout qui accueille l’ensemble de ce voyage musical en dit long sur l’art et le sens du partage d’un artiste d’exception. Un grand merci à Piano aux Jacobins pour ce mémorable et émouvant retour.
Serge Chauzy