C’est toujours avec un grand intérêt et même une certaine gourmandise que l’on attend la sortie d’un album discographique de Bertrand Chamayou. Baptisé « Le nouveau Prince du piano français » par la revue Diapason, le pianiste toulousain ne cesse d’approfondir ses approches musicales. Après avoir révélé l’originalité et l’authenticité de son talent dans ses précédentes sorties discographiques consacrées à Liszt (mémorables Années de pèlerinage !), Mendelssohn ou Franck, chez Naïve, sans parler de ses incursions fulgurantes dans le domaine des musiques d’aujourd’hui, le voici qui aborde le monde plus secret, plus intime, de Franz Schubert.
Son premier album CD chez Warner-Erato, sa nouvelle maison d’édition, est donc consacré au tendre Schubert. Comme l’avoue Bertrand Chamayou lui-même dans le livret, « Le programme de ce disque […] est né d’une vision, purement fantasmée, de ce que pouvait être une Schubertiade. » Ces Schubertiades réunissaient, dans l’intimité d’un salon particulier, les amis, amoureux de musique, du compositeur et qui partageaient leurs goûts pour les partitions les plus diverses, récemment écrites ou même en cours d’élaboration.
A l’image de ces réunions conviviales, le programme de cet album évoque un voyage au fil de l’eau à travers l’œuvre de Schubert. Et pas exclusivement, puisque trois transcriptions de ses partitions par Franz Liszt figurent également sur cet album. La variété des humeurs, l’alternance des climats président à la succession des pièces choisies.
Poésie et virtuosité cohabitent avec une parfaite musicalité dans les transcriptions lisztiennes : Auf dem Wasser zu singen, Litanei et Der Müller und der Bach, dans lesquelles la sensibilité de Schubert s’exprime par la voix d’un piano habilement coloré. Dans la Wanderer-Fantaisie, Bertrand Chamayou déploie la grand-voile. Il explore chaque épisode de cette partition étonnante avec une profondeur, un contrôle et une diversité dans l’expression qui subjuguent. La désolation de l’Adagio constitue en particulier un grand moment d’émotion. Grâce et légèreté des moments fugitifs parcourent les 12 Ländler D 790. L’interprète passe de la danse bien terrienne à la confidence intime avec une élégante mobilité et un naturel admirables. L’Allegretto D 915 et les 3 Klavierstücke D 946, deux partitions tardives, reçoivent tout le poids de leur maturité. La tragédie n’y est jamais démonstrative. Elle naît de la musique sans s’y superposer ni s’y substituer. L’éclairage que suscite l’interprète donne tout leur poids à chaque épisode, nostalgique, rêveur ou tragique. Du très grand art ! Quant à l’inédite Kupelwieser-Walzer, jamais notée et transcrite tardivement par Richard Strauss lui-même après plus d’un siècle de transmission orale, elle conclut ce voyage au long cours sur un épanchement étrange, comme un adieu mélancolique. Soixante-dix minutes de bonheur…