Disques

L’incontestable référence !

A l’examen de la poignée d’enregistrements de cette Agrippina, il est facile d’en conclure que le présent coffret se hisse sans problème aucun sur la plus haute marche du podium. Grands responsables de cette prise d’assaut réussie, le chef d’orchestre Maxim Emelyanychev et la mezzo Joyce DiDonato.
Mais voyons d’abord un peu d’histoire quant à cet ouvrage en fait peu connu des mélomanes.
Un livret à double lecture
On peut se demander si Agrippina est l’opéra d’un compositeur ou celui d’un librettiste et ceci pour plusieurs raisons dont la moindre n’est pas que c’est une commande du cardinal vénitien  Vincenzo Grimani, lui-même librettiste et producteur dans son théâtre de cet ouvrage. Mais il y a d’autres raisons plus subtiles à savoir que Grimani, vice-roi de Naples, homme politique avant tout, a rédigé un livret qui est en fait une satire de la vie religieuse romaine dans lequel il brocarde ouvertement le pape Clément XI au travers du personnage frôlant le ridicule de l’empereur Claude. Bon, cela dit la musique est bien de Haendel… Quoi que. En effet seuls 5 airs sont des originaux, tous les autres sont soit des auto-emprunts, soit des emprunts à d’autres compositeurs comme par exemple Corelli, Lully et bien d’autres. C’était une pratique courante à l’époque et qui peut donner lieu à des lectures savoureuses. Il en est ainsi de l’air de Pallante du 2ème acte lorsqu’il fait semblant de croire les serments amoureux d’Agrippina, cette musique vient tout droit de la bouche de Lucifer dans l’oratorio la Risurezzione. On peut citer ainsi beaucoup d’exemples de reconversions tout à fait ciblées.
Haendel, un Européen avant l’heure
Mais revenons tout de même à Haendel. Contrairement à ce que sa carrière le laisserait présager, c’est en Allemagne qu’il est né, en 1685. Mais celui qui va devenir le plus grand musicien anglais, à tel point qu’il est inhumé dans la cathédrale de Westminster aux côtés des plus grandes personnalités artistiques de l’Empire britannique, va d’abord faire ses armes musicales au travers de nombreux voyages en Europe, arrivant par la suite à faire de son œuvre une éblouissante synthèse des traditions musicales allemandes, italiennes, françaises et anglaises. C’est d’ailleurs, au sujet d’Agrippina en Italie que nous le trouvons, en 1709. Il a 24 ans et se prépare à dire adieu à la Péninsule où il réside depuis trois ans. Après un bref séjour à Hanovre, il part définitivement en Angleterre où il mourra en 1759, après bien des hauts et des bas autant financiers que personnels. C’est donc dans ce pays qu’il va composer la grande majorité de son œuvre faite de 40 opéras, d’une multitudes d’oratorios en anglais dont le célébrissime Messie, de pièces concertantes, de musique de chambre aussi, au total plus de 600 opus allant du menuet de quelques minutes à des opéras de plus de 4 h. Nous sommes à l’apogée de la musique baroque avec Bach, Vivaldi, Telemann, Rameau et tant d’autres.
A présent venons-en à Agrippina
La création a lieu dans le magnifique théâtre de la famille Grimani à Venise, le San Giovanni Crisostomo.Le succès est foudroyant et sera suivi de 27 représentations, fait unique en son temps.

Cela dit l’œuvre disparaîtra rapidement des affiches, remplacée par d’autres, puis c’est Haendel qui va disparaître à son tour, connaissant de fait un désamour de près de deux siècles. Aujourd’hui les ouvrages de celui que les Italiens nommaient le Caro Sassone, reviennent avoir droit de cité depuis le milieu du siècle dernier. La preuve en est l’apparition d’Agrippina pour la première fois sur la scène du MET en février 2020. Les Français devront attendre l’an 2000 pour voir cette Agrippina au TCE dans la mise en scène de David McVicar, c’est d’ailleurs celle qui fut affichée au MET.

Des créateurs hors normes d’aujourd’hui
Agrippina (mezzo-soprano), Nerone (castrat), Pallante (basse), Narciso (castrat), Lesbo (basse), Ottone (contralto), Poppea (soprano), Claudio (basse avec un ambitus qui couvre plus deux octaves, entre baryton et basse profonde plus la technique du canto di sbalzo, à quelque chose près c’est la même chose pour Pallante), Giunone (contralto). Aujourd’hui les castrats sont remplacés par des contre-ténors ou des mezzo-sopranos.

En fait le théâtre étant sous un système imprésarial, Haendel a composé une partition vocale en fonction des chanteurs que l’on mettait à sa disposition et à l’examen de la partition et vues les difficultés il y a fort à parier que la distribution devait être éblouissante. Du coup il a composé près de 40 airs, souvent très courts d’ailleurs, pour mettre en valeur la virtuosité vocale de ses interprètes et leur talent dramatique, en particulier bien sûr Agrippina. Mais il y a aussi beaucoup de récitatifs qui montrent bien la prédominance théâtrale de l’ouvrage. Tous les airs répondent aux canons de l’époque et plus particulièrement de ce que l’on appelle alors le dramma per musica, ce sont les fameux arias da capo, c’est-à-dire que l’aria est repris de manière à laisser le chanteur faire preuve de sa virtuosité en ornant cette reprise de vocalises, de notes extrapolées, etc.
Un peu d’Histoire
Les personnages de cet opéra appartiennent tous à cette Rome un brin décadente des débuts de notre ère, dans les années 50. Dans cette fin de règne julio-claudienne, l’ambiance impériale fait ressembler la cour des Atrides à une récréation de maternelle. Grimani aurait donc écrit un drame sanglant ? Pas vraiment et c’est même en apparence tout le contraire. Certes il garde les personnages, trichant parfois avec la vérité historique et même chronologique. Mais en fait il imagine une espèce de vaudeville avec portes qui claquent et mari caché dans le placard, etc. En cela il écrit une pièce qui correspond à l’esthétique vénitienne qui privilégie le théâtre à la musique et prend le contrepied de l’esthétique romaine beaucoup plus sérieuse magnifiée par Scarlatti, Pergolesi, etc.

Avec cette Agrippina nous sommes dans un monde totalement amoral, un monde de dupes assoiffés de sexe et de pouvoir.

Rien de plus difficile que de résumer ce livret aussi je vous le laisse découvrir au fur et à mesure. Dire cependant que toute l’intrigue repose sur l’ambition d’Agrippina de faire monter sur le trône son fils Nerone.
D’un strict point de vue historique, qui était cette Agrippine (en français)
Agrippine la jeune est :

– La fille de Germanicus et d’Agrippine l‘aînée

– Arrière-petite-fille de l’empereur Auguste

– Arrière-petite-fille de Marc-Antoine

– Sœur de l’empereur Caligula

– Petite nièce de Tibère

– Nièce et dernière femme de l’empereur Claude

– Mère de Néron à 22 ans qu’elle a eu en premières noces avec Ahenobarbus, avec lequel elle s’est mariée alors qu’elle n’a que 13 ans.

Les historiens envisagent le fait que le père ne soit autre que Sénèque. Après la mort d’Ahenobarbus, Agrippine se remarie avec un orateur immensément riche qui a la bonne idée de mourir peu de temps après en léguant toute sa fortune à Néron

A la mort de la femme de Claude, Messaline, plusieurs candidates se présentent. Dont Agrippina qui gagnera de par ses ascendances. Sitôt mariée avec Claude elle éliminera physiquement toutes les autres. Elle devient la maîtresse en titre de Pallante. Elle obtient de Claude qu’il adopte Néron qui devient de fait le rival de Britannicus, le fils plus jeune de Claude et de Messaline. Objectif le pouvoir. Profitant de l’absence de Narcisse, elle fait empoisonner Claude en 54.

Néron est nommé Empereur mais Agrippine veut garder le pouvoir. Après avoir vainement tenté de la noyer il la fait tuer par des soldats en 59. Elle a 43 ans.
Venons-en à cet enregistrement
Si vous avez eu la chance d’assister à la diffusion au cinéma et en direct de cette Agrippina le 29 février 2020 depuis le MET, dans l’irrésistible mise en scène de David McVicar et Joyce DiDonato dans le rôle-titre, vous aurez le plaisir de retrouver celle-ci, en Agrippina bien sûr, dans cet enregistrement. Ayant peaufiné ce rôle tout récemment, en 2019, année de cet enregistrement, au long d’une série de représentations en concert, elle fait sien ce personnage autant dramatiquement que vocalement. Sa voix, longue et sensuelle, se plie aux moindres accents vipérins, charmeurs, furieux ou hypocrites avec un talent fou et tout cela dans le respect le plus strict d’un style implacable. Deux contre-ténors se disputent la palme de leur tessiture. En vain d’ailleurs tant ils sont superlatifs. Que ce soit avec le Nerone du vertigineux Franco Fagioli ou l’Ottone bouleversant de Jakub Jozef Orlinski, le bonheur est de chaque instant, le premier déployant sans limite de souffle ni de tessiture son soprano aérien d’une parfaite rondeur, le second faisant de même dans une écriture d’alto aux graves surprenants. Ebouriffants de maîtrise stylistique, ils nous donnent à chacune de leurs interventions des rendez-vous précieux que l’on aime réécouter tant ils sont incroyables, voire inouïs. Elsa Benoit est la Française de l’étape. Cette jeune cantatrice en troupe à Munich (il y a pire !) incarne à la perfection de son soprano cristallin de couleur et charnu à la fois, virtuose également, une Poppea aussi déterminée par sa passion pour Ottone que meurtrie par sa prétendue trahison. Les deux bras-cassés de cette tragi-comédie que sont les deux affranchis Pallante et Narciso trouvent des interprètes au-dessus de tout soupçon avec la basse Andrea Mastroni (Pallante) et le contre-ténor Carlo Vistoli (Narciso). C’est le baryton-basse Luca Pisaroni qui affronte courageusement la tessiture meurtrière dans l’extrême grave de Claudio. Saluons enfin les excellentes interventions, dans les nombreux et uniques récitatifs qui lui sont dédiés, du baryton Biagio Pizzuti (Lesbo). Pour son intervention courtissime de fin d’ouvrage, Marie-Nicole Lemieux (Giunone) ne semble pas très à l’aise dans cette écriture de véritable contralto. Dommage mais résiduel. Enfin, saluons bien bas l’ensemble orchestral Il Pomo d’Oro et son chef actuel Maxim Emelyanychev. Nerveux, précis, incisif, ardent, composé d’instrumentistes de très haut niveau, il nous donne à entendre, sous la direction transcendante du jeune maestro russe, qui tient également l’orgue et le clavecin, une partition passionnante, voire fascinante et peut-être finalement unique par son caractère dans toute l’œuvre haendélienne.

Un bonheur de tous les instants ! Et bien sûr le sommet de la discographie.

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