Pour la quatrième création à l’attention du Ballet de l’Opéra de Paris, le chorégraphe français d’origine albanaise Angelin Preljocaj (né en 1957) ouvre le cahier de ses souvenirs d’un long voyage de 8 mois en Afrique et en Inde. De ce dernier pays, dont l’étape à Bénarès l’a fortement impressionné, il en a ramené le thème de son dernier ballet : Siddhârta.
La collaboration, en matière de création, entre Angelin Preljocaj et l’Opéra de Paris, n’est pas nouvelle. Initiée en 1994 avec Le Parc, puis continuée en 1998 avec Casanova et en 2004 avec Le Songe de Médée, elle se poursuit aujourd’hui avec Siddhârta. Entre temps, plusieurs entrées au répertoire sont venues enrichir les déjà prestigieux programmes de cette troupe. Il en est ainsi d’Annonciation en1996, d’Un Trait d’union en 2003 et de l’incroyable MC 14/22 « Ceci est mon corps » en 2004. C’est dire combien les danseurs sont familiers de ce chorégraphe néoclassique, amoureux des corps, physiques comme spirituels, toujours à la recherche de leur point de rupture afin de les transcender. Voir un ballet d’Angelin Preljocaj est en permanence une expérience pour un public attentif et… réceptif, disponible pour se laisser environner, voire traverser, de vibrations conjuguant à la mystique la plus invraisemblable des sensualités. Très clairement Siddhârta est un véritable paradigme de tout l’art de cet artiste chorégraphe.
Clairemarie Osta dans l’apparition de l’Eveil (Crédit photo : Anne Deniau)
Une histoire ancienne
Le prince Siddhârta Gautama vécut au pied de l’Himalaya, au nord-est de l’Inde. Elevé par son père, le roi Suddhodana, dans le goût du raffinement, de l’épicurisme, des plaisirs et, surtout, loin des réalités de la vie, il se maria avec la princesse Yasodhara. Un beau jour, la trentaine passée, il décida de parcourir le monde et descendit la longue plaine du Gange. Menant alors une existence ascétique, il découvrit en lui une autre identité. Se détachant de toute passion comme de tout désir, s’imposant d’incroyables souffrances, il accéda, au bout de nombreuses années, au nirvana et devint… Bouddha. Il vécut en prêches (la première prédication se tint à Bénarès) et en prières jusqu’à l’âge de 80 ans ! C’était il y a 2500 ans.
Ce que nous propose ici le dramaturge Eric Reinhardt c’est, non pas la vie de Siddhârta, mais son passage d’une vie de jeune prince insouciant à celle de futur fondateur de l’une des religions majeures orientales : le bouddhisme.
Entre les épreuves physiques et mentales qu’affronte Gautama avant d’accéder à cet état second (le nirvana) révélateur de la perfection et mettant ainsi fin aux processus successifs de réincarnation, et la chorégraphie de Siddhârta, Angelin Preljocaj fait un parallèle troublant, allant puiser dans la chair de ses interprètes les limites au-delà desquelles seule la spiritualité s’exprime.
Sur une trame a priori narrative, ce ballet va bien plus loin que le texte du récit, interpellant le danseur comme le spectateur dans une intemporalité propice à toutes les réflexions.
Commandée au jeune compositeur français Bruno Mantovani (né en 1974), la partition de ce ballet, interprétée par l’Orchestre de l’Opéra de Paris placé sous la direction de Susanna Mälkki (née en 1969), réclame une formation de grande ampleur. C’est un véritable poème symphonique en cela qu’elle a été écrite en étroite collaboration avec Eric Reinhardt, un poème symphonique conjuguant la violence aux mélismes les plus éthérés et subtils.
Jérémie Bélingard (Siddhârta)
(Crédit photo : Anne Deniau)
La scénographie de Claude Lévêque (né en 1953) fait alterner une gigantesque sphère de métal sombre se balançant au-dessus de la scène comme un encensoir infernal, un dessous de camion immense, une grande et lumineuse maison victorienne couverte d’or, une forêt de tubes de canalisation, etc. Plus qu’une simple illustration, il s’agit ici d’un monde « féérique » ayant échappé à toute distinction temporelle… et en parfaite relation de ton avec une partition scandant ce long et douloureux chemin initiatique vers la Lumière. Un chemin dont la vision finale, Siddhârta couché sur les genoux de l’Eveil et dont le corps nu est plongé dans une violente lumière blafarde, n’est pas sans rappeler quelque pietà illustrant la mort du Christ, ultime étape vers la Gloire de Dieu…
Alternant avec Nicolas Le Riche, c’est une autre des prestigieuses Etoiles de l’Opéra de Paris qui danse ce jour-là le Prince Siddhârta : Jérémie Bélingard. On ne répètera jamais assez combien ce danseur d’exception habite ses personnages. Nourrissant son art à la source la plus pure de l’émotion, il est le futur Bouddha avec une sidérante puissance de conviction. L’absolue domination des pires contraintes imposées par le chorégraphe donne la mesure d’un talent hors pair. A ses côtés, une autre Etoile, Clairemarie Osta, incarne l’Eveil, ce sentiment tout d’abord diffus puis de plus en plus fort qui amènera Siddhârta sur les chemins de l’Illumination. Tour à tour sur scène ou bien suspendue dans les airs, Clairemarie Osta se transforme en une apparition d’une grâce et d’une légèreté confondantes. Marc Moreau (Coryphée) confirme de soirée en soirée un potentiel de tout premier plan non seulement technique mais également par une prise en compte étonnante de profondeur, pour un jeune de 23 ans, de ses personnages, ici Ananda, cousin et compagnon de route de Siddhârta.
Dans des rôles plus secondaires mais parfaitement assumés, Alice Renavand (Sujet) et Muriel Zusperreguy (Première danseuse) sont respectivement Sujata (une jeune villageoise) et Yasodhara (l’épouse de Siddhârta). Dans l’emploi épisodique du Roi, nous avons eu le plaisir de saluer une ancienne Etoile de l’Opéra de Paris, aujourd’hui artiste invité : Wilfried Romoli Particulièrement mis à l’épreuve, le Corps de ballet est fidèle à lui-même, c’est tout dire quand on évoque la plus prestigieuse troupe du monde !