Danse

Don Quichotte à Madrid, le pari réussi de José Carlos Martinez

Voilà plus de 25 ans que Madrid n’avait vu, sur aucune de ses scènes, une soirée consacrée à un grand ballet classique complet. Les balletomanes, pour certains, se souviennent peut-être encore de la dernière œuvre du répertoire qu’ils avaient pu voir à l’époque. En l’occurrence, La Fille Mal Gardée dans une chorégraphie de Maïa Plissetskaïa, alors directrice de ce qui s’appelait encore le Ballet Lírico Nacional.

Acte 2 – Le camp gitan – Photo Jesus Vallinas –

José Carlos Martinez, lorsqu’il quitte l’Opéra de Paris en 2011 après une magnifique carrière d’étoile et prend la direction de la Compañía Nacional de Danza, doit relever un énorme défi. Lui, danseur pétri de danse classique, se retrouve face à une troupe, brillante certes, qui interprète essentiellement de la danse contemporaine, sous la houlette de Nacho Duato. Certaines danseuses n’avaient pas remis les pointes depuis leur sortie du Conservatoire, par exemple.

Plus de quatre ans après, José Carlos Martinez a gagné son pari au-delà de toute espérance. Pour le retour du grand ballet classique, il avait choisi Don Quichotte. Un choix emblématique s’il en est : le Chevalier à la Triste Figure, héros espagnol par excellence, dont on célèbre le 400ème anniversaire de la naissance (entendez la publication de la 2ème partie de l’ouvrage en 1615), fait partie intégrante du patrimoine artistique espagnol, célébré autant par la musique, l’opéra, la peinture ou la danse et correspond parfaitement aux racines profondément espagnoles du chorégraphe.

Alessandro Riga – Photo Jesus Vallinas –

L’œuvre créée en 1869 au Théâtre Bolchoï de Moscou par Marius Petipa sur une musique de Ludwig Minkus, connut immédiatement un énorme succès. On sait l’attachement de Marius Petipa à l’Espagne après son séjour dans la péninsule de 1844 à 1847, et la découverte du folklore et de la danza estilizada espagnole. Son Don Quichotte fait donc la part belle à l’esprit espagnol. José Carlo Martinez a abordé l’œuvre en se souvenant des chorégraphes qui l’ont précédé : « Partant de la chorégraphie originale de Marius Petipa et des différentes versions que j’ai eu l’occasion d’interpréter (Gorski, Noureev, Baryshnikov), il m’a paru important de conserver l’architecture chorégraphique du ballet, mais j’ai voulu nuancer de façon plus poétique le personnage de Don Quichotte et sa quête de l’amour parfait incarné par Dulcinée. Il était très important également d’être au plus près de l’essence de notre danse, et qu’un Don Quichotte interprété par une compagnie espagnole, même s’il s’agit d’une version russo-française, soit réellement respectueux de notre culture et de notre tradition ».

Jesus Florencio – Photo Jesus Vallinas –

Et c’est ce que l’on retrouve tout au long du ballet. Dans les décors de Raúl García Guerrero, qui évoquent parfaitement ces places de villages castillans écrasés de soleil, magnifiquement éclairés par Nicolás Fischtel ; dans les costumes de Carmen Granell, une symphonie de volants de mille couleurs aux tons assourdis pour les jolies paysannes, de satin brillant des toréadors, de longues jupes ondulantes pour les gitanes et dans le jeu virevoltant des éventails répondant aux tourbillons des capotes des matadors. Le corps de ballet met tout cela en valeur, dans un travail des bras et du haut du corps qui n’est pas sans rappeler la escuela bolera. Un corps de ballet qui s’est plié à la dure discipline de la danse classique pour arriver à un niveau plus qu’honorable. Le tableau qui met en scène les Dryades en est la parfaite illustration : des alignements presque parfaits, une danse fluide illuminée par une pluie d’étoiles semblant tomber des cintres. Mais les deux plus grands moments du corps de ballet furent, pour nous, le tableau au 2ème acte du camp des gitans et le splendide fandango du 3ème acte dont Mayté Chico, danseuse d’Antonio Gades, avait réglé la chorégraphie. Toute l’essence de l’âme espagnole était présente ! Et même si la relative exigüité de la scène du Théâtre de la Zarzuela rend un peu brouillonnes parfois les formations des ensembles aux 1er et 3ème actes, le plaisir est là.

Elisa Badenes – Esteban Berlanga – Photo Jesus Vallinas –

Dans cet écrin, plusieurs joyaux ont brillé avec un éclat particulier. Nous avons vu pour notre part deux des distributions proposées par le chorégraphe. Et l’une des réussites de José Carlos Martinez est d’avoir distribué, tout au long des douze représentations, dans les rôles clés, les individualités du corps de ballet. Ainsi la variation du chef des gitans du jeune, très jeune Angel García, brillantissime dans ses tours et ses élévations, n’avait rien à envier à celle d’Anthony Pina, soliste de la troupe, tout aussi étincelant. Les acclamations du public qui ont accueilli leurs performances ne pouvaient que conforter ce choix.

Yaegee Park, soliste, et Alessandro Riga, principal, étaient les Kitri et Basilio du 2 janvier. Lui, élégant, racé, survole avec bonheur et virtuosité toutes les difficultés du rôle, dans un style académique épuré, sans jamais oublier d’incarner le jeune barbier. Elle, est une bombe de virtuosité avec ce que cela comporte de plaisir et de risques. Etourdissante de vélocité et d’élévation dans le pas de deux final, on peut néanmoins regretter que la technique prenne (trop ?) le pas sur l’interprétation théâtrale du personnage, et on en arrive à souhaiter moins d’interminables équilibres et plus de coquetterie !

Leur succédaient le 3 janvier Elisa Badenes, première soliste du ballet de Stuttgart, et Esteban Berlanga, principal de la Compagnie, dans ces mêmes rôles. Et le rêve devenait réalité ! Outre une technique sans faille, chez l’un comme chez l’autre, une virtuosité parfaitement maîtrisée, un art consommé de la théâtralité, ils sont une parfaite incarnation des deux amoureux. Elle, mutine, espiègle, très expressive, donne la réplique au danseur, et l’on croirait presque entendre les murmures amoureux qu’ils échangent. Ajoutez à cela une confiance visible dans ce partenaire pour l’exécution des sauts et des portés exigeants de l’œuvre, et vous comprendrez le plaisir que l’on a à voir ce couple évoluer sur scène. Le public ne s’y est pas trompé, qui a salué, debout, leur prestation.

Elisa Badenes – Photo Jesus Vallinas –

Autour d’eux d’autres très belles découvertes pour nous qui sommes, à ce jour, peu familiers de la troupe. Deux Dulcinée se sont succédé sur scène : Seh Yun Kim et Giada Rossi. Le rêve onirique de Don Quichotte s’est fait chair dans la musicalité, le lyrisme et la grâce de ces deux interprètes. Giula Paris et María Muñoz interprétaient tour à tour un Cupidon gracieux et joueur, techniquement très au point. Les Camacho de Antonio de Rosa, inénarrable de drôlerie, et Niccoló Balossini, plus autoritaire, offraient un parfait contre-point au couple des étoiles. Restent les rôles d’Espada et de Mercedes, qui pour notre part, nous ont le moins convaincu. Rodrigo Sanz, un peu lourd dans le premier acte, se rachète quelque peu dans le fandango. Rebecca Connor nous semble un peu sèche dans son rôle, il lui manque, au niveau des bras, le moelleux et la souplesse que requiert, nous semble -t-il, la danse espagnole. Isaac Montllor est un Quichotte plus humain, moins illuminé qu’à l’accoutumée, dont les portés, dans le plus pur style romantique, sont d’une réelle beauté. Pour les rôles secondaires (qui n’en n’ont que le nom), le chorégraphe avait fait appel à des « anciens » toujours présents à la CND. Jesús Florencio incarnait avec une drôlerie et un abattage incroyable Sancho Panza, accompagnant brillamment aux castagnettes la danse de Kitri, et se permettant, le soir de la dernière, quelques pas de cette danza española dont il fut l’un des grands représentants au sein du Ballet National d’Espagne. José Antonio Beguristain campait le tavernier, père de Kitri, avec autorité et une réelle présence sur scène.

Yaegee Park – Photo Alberto Rodrigalvarez –

Pour les premières représentations, José Carlos Martinez avait fait appel à des étoiles de grands ballets internationaux : Joaquin de Luz du New York City Ballet, Maria Kochetkova du Ballet de San Francisco et Christina Casa du Royal Ballet de Flandres.

Le spectacle bénéficiait de l’accompagnement de l’Orchestre de la Communauté de Madrid, sous la direction de José María Moreno. Une interprétation brillante de la partition de Minkus, jouant avec bonheur de la flamboyance comme d’un ton très intimiste selon les nécessités de l’action.

José Carlos Martinez a réussi son pari d’une façon incontestable en nous donnant « le plus espagnol des Don Quichotte ». Madrid et l’Espagne ont retrouvé une troupe classique qui honore l’Art de ce pays. Les douze représentations données à guichets fermés, les salles de la tournée prévue au printemps qui se remplissent déjà, feront-elles réfléchir les instances culturelles espagnoles à l’heure de renouveler le contrat du chorégraphe ? Quitte, par là même, à faire cesser cette diaspora des danseurs espagnols qui, quittant la Péninsule, font le bonheur des grands ballets et des grandes scènes internationales. José Carlos Martinez a accompli en quatre ans de direction à la CND, un travail considérable auprès de ses danseurs. Il serait juste qu’il en récolte les fruits, et il serait vital qu’il puisse le continuer, pour les danseurs, pour le public, mais surtout pour la Danse. Les Muses y veilleront, nous en sommes persuadés.

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