Une ovation enthousiaste a accueilli l’exécution flamboyante de la sixième symphonie de Gustav Mahler par l’Orchestre National du Capitole dirigé par Tugan Sokhiev. Le succès de ce concert du 1er février en dit long sur l’attachement d’un large public à l’œuvre d’un compositeur si longtemps méprisé chez nous et considéré un temps comme incompatible avec l’« esprit français » !
Abordant l’œuvre pour la première fois, Tugan Sokhiev a réuni pour l’occasion l’effectif orchestral exceptionnel requis par la partition, quelques cent dix musiciens. Il s’assure en outre de la participation d’un premier violon solo invité, Sergey Levitin, Concert Master du Royal Opera House Orchestra Covent Garden de Londres.
L’imposant dispositif orchestral de la Sixième symphonie de Mahler. L’Orchestre National du Capitole est dirigé par Tugan Sokhiev
– Photo Classictoulouse –
Considérée comme particulièrement difficile d’exécution, cette sixième symphonie adopte la coupe formelle la plus classique qui soit, en quatre mouvements, sans l’adjonction de la voix qui accompagne trois des symphonies précédentes. Son contenu n’en est pas moins exceptionnel et novateur. Comme l’indiquait à son propos Alma Mahler, l’épouse du compositeur : « Avec les Kindertotenlieder (Chants pour les enfants morts) comme avec la Sixième, il a mis anticipando sa propre vie en musique ». S’opposant en cela notamment à la Cinquième, cette symphonie est la seule à se terminer « mal ». Mahler lui-même commente sa terrible conclusion avec ces mots : « Le héros… reçoit trois coups du destin dont le dernier l’abat comme un arbre ! » Rappelons que les trois coups du destin évoqués ici par anticipation par Mahler ne sont autres que le décès de sa fille Maria, à l’âge de quatre ans, sa démission forcée de l’Opéra d’Etat de Vienne et la découverte de la maladie de cœur incurable qui l’emportera en 1911.
Concentrés et survoltés comme pour une course de fond, les musiciens de l’orchestre toulousain se lancent dans l’aventure avec une énergie, un soin et une attention de tous les instants. Tout au long de la symphonie, le chef s’attache avec succès à réaliser le plus juste équilibre qui soit entre les différents pupitres. Ainsi, l’énergie qu’ils déploient n’entraîne jamais les vents à dominer le paysage sonore au détriment des cordes, dont la présence reste tout aussi impressionnante.
Tugan Sokhiev choisit, dès l’introduction déterminée de l’Allegro energico ma non troppo, des tempi mesurés, « larges » comme le préconisait le grand chef roumain Sergiu Celibidache, mais accompagnés d’un phrasé implacable, âpre, « méchant » même. A cette introduction sous la forme d’une marche tragique et déterminée, succède le fameux thème lyrique personnifiant, d’après le compositeur lui-même, son épouse Alma. Le contraste expressif entre les deux est ici magnifiquement souligné. L’intensité des pupitres de cordes y joue un rôle essentiel. Le combat dont ce premier volet témoigne s’achève sur une sorte de coup de poing.
Tugan Sokhiev et les musiciens de l’Orchestre National du Capitole, premier violon solo invité, Sergey Levitin, au salut final – Photo Classictoulouse –
Pour les deux mouvements qui suivent, un choix s’offre aux interprètes. Mahler modifia à deux reprises l’ordre de leur succession. Le plus souvent le Scherzo est joué avant l’Andante. Mais l’inverse est également possible. Tugan Sokhiev choisit d’apaiser avec l’Andante, l’effervescence du premier mouvement. L’évasion vers les grands espaces, un instant soulignée par l’écho des cloches de troupeau, commentée par un sublime solo de cor (un grand bravo à Jacques Deleplancque), ne masque pas l’angoisse qui sourd par instants. Le Scherzo qui suit prend ici un relief saisissant. Couleurs contrastées, ironie sardonique, caricatures côtoient la générosité naïve du trio. Le beau solo de hautbois, joliment phrasé par Olivier Stankiewicz, les répliques impertinentes de la clarinette incisive de David Minetti épicent ce mouvement d’une réjouissante complexité.
Le vaste final Allegro moderato s’ouvre sur un rappel saisissant du drame qui se joue. La succession des moments d’attente angoissée, d’explosions de fureur, de faux espoirs construit un mouvement d’une irrésistible descente aux enfers. Chaque pupitre apporte sa pierre à l’édifice dans un déploiement de couleurs et de timbres dont l’orchestre s’est fait une spécialité. Le chef coordonne avec soin et ardeur tous ces éléments qui s’opposent, qui se fondent. Irrémédiablement, les convulsions, les révoltes, le combat ne peuvent conduire qu’à la défaite finale. A deux reprises, le terrible marteau de bois s’abat sur son billot, comme une hache implacable. L’illusion d’une rémission se manifeste jusqu’à ce que retentisse le verdict fatal pour lequel Mahler a finalement supprimé le troisième coup de marteau. Un dernier pizzicato des cordes conduit au silence. Ce silence, respecté par un public fasciné, se prolonge longuement comme faisant partie de l’œuvre. L’ovation libératrice éclate enfin pour fêter les artisans de cette soirée forte en émotion. Tugan Sokhiev remercie longuement chaque pupitre, chaque musicien. L’orchestre lui rend d’ailleurs la pareille en l’applaudissant chaleureusement.
Signalons que ce concert a été capté et diffusé en direct sur Internet par medici.tv. Pendant 45 jours l’accès à cette diffusion reste gratuit pour tous les internautes. Une chance pour les absents, une possibilité de retrouver l’émotion de la soirée pour les autres !