Leif Ove Andsnes consacre l’essentiel de sa saison actuelle à son projet « Le Voyage Beethoven ». Outre son investissement dans l’exploration des cinq concertos, le grand pianiste norvégien parcourt le monde pour une tournée de récitals qu’il consacre exclusivement à celui dont il proclame : « Lorsque des événements importants, de grands changements se produisent dans le monde, événements tragiques ou de société, on se tourne souvent vers Beethoven. » Pour le plus grand bonheur des Toulousains, il a fait escale à Toulouse, invité de la saison Grands Interprètes, pour un récital mémorable, le 21 février.
Leif Ove Andnes se distingue nettement de la plupart des grandes stars du clavier par la modestie de son attitude. Le développement actuel des égos ne l’atteint pas. Il se consacre à sa mission d’interprète avec une intégrité et une rigueur qui, néanmoins, ne flirtent jamais avec l’austérité. Son approche de l’instrument, son jeu bénéficient d’une maîtrise, d’un contrôle de tous les instants. Tout est pensé, réfléchi, construit, et pourtant laisse libre cours à une certaine spontanéité. Dès qu’il pose ses mains sur le clavier, ses possibilités digitales semblent sans limite. Mais sa technique impressionnante est si parfaite qu’on l’oublie totalement. Dans l’univers beethovénien, Leif Ove Andsnes joue les architectes. Il construit l’édifice, élabore ses conceptions avec l’esprit qui domine chaque partition de Beethoven, surtout pianistique : la forme s’invente en fonction du message à transmettre. Du grand art !
Leif Ove Andsnes – Photo Knut Falch/Scanpix –
Le choix de son programme toulousain témoigne lui aussi d’un sens stratégique de l’architecture. Deux sonates, peu jouées composent la première partie, alors que l’une des plus populaires conclut la seconde. Dans la sonate n° 11 en si bémol majeur, si l’héritage de Haydn affleure ici ou là, la volonté de grandeur se manifeste clairement tout au long des quatre mouvements. Le toucher de l’interprète conserve néanmoins cette belle légèreté qui le caractérise. L’humour de tel trait fugace pointe son sourire. On peut ici admirer le soin avec lequel le pianiste favorise les nuances intermédiaires. Contrairement à certains interprètes qui oscillent entre le pianissimo et le fortissimo, Leif Ove Andsnes couvre toute la palette des intensités, conférant à cette œuvre de relative jeunesse un indéniable pouvoir de séduction.
Avec la Sonate n° 28 en la majeur, publiée en 1817, Beethoven aborde ce que certains appellent sa « troisième période ». Les traditions de composition sont ici largement bousculées au bénéfice d’une expression toujours plus dense et forte. Les deux premiers mouvements opposent nettement leurs caractères. L’interprète passe ainsi avec finesse de l’intimité de l’Allegretto initial à la force rythmique, presque schumanienne, du Vivace alla marcia. Après la belle méditation de l’Adagio ma non troppo, le final épanouit la tension, la volonté héroïque, retenues jusques là. Andsnes investit tout le clavier, dans ses extrêmes limites, des limites que permettaient les nouveaux pianofortes utilisés alors par Beethoven.
La seconde partie de soirée débute sur les Six Variations sur un thème original, en fa majeur. Dans toute son œuvre, surtout pianistique, Beethoven pratique la variation sur un thème comme un pommier produit des pommes ! C’est sa nature qui parle. L’interprète pare chaque variation de ses spécificités fortes, conférant ainsi un relief étonnant à toute cette courte partition.
Enfin, la fameuse Sonate n° 23 en fa mineur, baptisée « Appassionata », vraisemblablement par un éditeur inspiré, conclut le concert sur l’une des plus fortes de toute la série. Qualifié par Romain Rolland de « torrent de feu dans un lit de granit », ce triptyque héroïque bouleverse la donne historique. Il n’est plus question ici de distraire ou de charmer. Le pianiste introduit l’Allegro assai comme un prélude à la tempête. Dans le déchaînement qui ne tarde pas à éclater, il sait admirablement maintenir une clarté, une transparence de la structure harmonique qui permettent de tout entendre de la complexité d’une écriture éblouissante. Les jeux de lumière de l’Andante con moto sont une fois de plus admirablement maîtrisés ainsi que les subtiles variations que recèle le mouvement. L’enchaînement avec le final rageur se négocie là aussi avec un extrême raffinement. L’accord intermédiaire, répété comme une obsession, mène au déploiement d’un tourbillon irrésistible que le pianiste rend implacable. La relative accalmie avant la coda résonne comme une ultime respiration avant le saut dans l’inconnu. La frénésie des dernières mesures, irrésistible course à l’abîme, coupe le souffle. La maîtrise que conserve l’interprète n’en accuse que davantage la tragédie de cette conclusion.
L’accueil triomphal que lui réserve le public, amène Leif Ove Andsnes à prolonger de deux bis, toujours signés Beethoven, cette belle soirée. L’une des Sept Bagatelles de l’opus 33 et le mouvement final de la trop rare Sonate n° 22 complètent ainsi cette étape du long voyage.