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La douce mort…

Pour le plus grand plaisir des habitués et des autres, l’Orchestre du Festival de Budapest et son chef fondateur Iván Fischer étaient une nouvelle fois les invités de la saison Grands Interprètes. Pour leur concert du 6 décembre à la Halle aux Grains, ils avaient choisi d’offrir aux Toulousains leur vision de la neuvième symphonie de Gustav Mahler. Les beautés sonores, les caractères propres de cette prestigieuse phalange, l’engagement et l’exigence de leur chef ne pouvaient que rendre justice à l’une des plus émouvantes fresques de l’histoire de la symphonie.
La neuvième symphonie de Gustav Mahler, testament ou abîme mystique, conclut une « petite famille » (dixit le compositeur lui-même à Bruno Walter en évoquant ses symphonies) sur un chef-d’œuvre intimidant. Obsédé par l’héritage de Beethoven, le compositeur fut un temps terrifié à l’idée d’écrire une symphonie qui porte ce numéro symbolique. Non seulement Beethoven, mais également Schubert, Dvorak, Bruckner n’avaient pu franchir le seuil fatidique de ce chiffre comme frappé de malédiction. Il déclarait en outre que chacune de ses propres symphonies était une « neuvième » ! Son appréhension était telle qu’il avait même envisagé d’affecter son cycle Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre) du titre de neuvième symphonie. Il est vrai qu’il avait pleine conscience que sa vie restait dangereusement menacée sous l’épée de Damoclès de sa maladie cardiaque incurable. Et comme peu d’artistes ont à ce point mêlé leur vie personnelle à leur œuvre, cette 9ème ne pouvait rester étrangère à la perspective fatale de la disparition de son propre compositeur.

Le Budapest Festival Orchestra et Iván Fischer à Toulouse – Photo Classictoulouse –

Mahler a ainsi conçu une sorte de négatif de la symphonie classique en quatre mouvements. Les sections extrêmes affectent la lenteur habituelle des mouvements intermédiaires traditionnels, alors que ceux-ci deviennent des caricatures de vie, faussement joyeuses. Le final, en particulier, ne peut cacher son caractère d’intime fusion avec l’éternité, avec la mort. Il s’agit là d’un incomparable chef-d’œuvre dont la charge expressive ne saurait être couplée avec quelqu’autre partition que ce soit, et qui se conclut sur le silence.

Le chef hongrois aborde l’immense Andante comodo, émergeant du silence, comme un combat dramatique. Il oppose les sections de révolte et d’extrême douleur aux passages de dépression et d’angoisse, sans éluder la cruauté qui sous-tend cette dualité. Les qualités instrumentales de la phalange, la profondeur des registres les plus graves, la finesse des contributions individuelles, les subtils équilibres des pupitres entre eux coupent le souffle. Elans désespérés, silences suspendus, tout concourt à exacerber le combat qui se mène. Admirons au passage la réalisation raffinée de cet improbable duo « de chambre » entre le cor et la flûte. Un havre de paix au sein de la tempête.

Dans les mouvements intermédiaires, Iván Fischer n’élude rien de la caricature qu’ils brossent. La « tempête sous un crâne » du premier mouvement est ainsi suivie de la section au titre largement schubertien, Im Tempo eines gemächlichen Ländler (Dans le tempo d’un laendler confortable). Elle s’écoute comme un retour sur Terre. Une série de danses champêtres alternant joie simple, charme et nostalgie se succèdent. Iván Fischer en souligne avec détermination le caractère solidement terrien. Quant au Rondo–Burleske noté Allegro assai, il se déploie dans une agitation faussement désordonnée. Motifs tranchants, agressifs, mouvementés se succèdent, teintés d’une ironie grotesque que l’orchestre virtuose traduit avec précision et intelligence. Lorsque soudain tout se calme, le thème aérien qui annonce le final sonne ici comme un avertissement solennel. Le contraste est saisissant avant la reprise du déchaînement sarcastique.

Le vaste final Adagio retrouve enfin une miraculeuse sérénité. Il faut vivre et respirer avec cette lente agonie, paisible, acceptée. Les cordes soyeuses de ce magnifique orchestre tissent ce discours d’émotion sans solliciter le texte musical, et surtout sans pathétique déplacé. L’extrême fin se dissout dans le silence. Un silence qui se prolonge longuement au-delà de l’extinction de cet étrange accord non résolu, si typiquement mahlérien, comme suspendu entre ciel et terre, bouleversant silence qui noue la gorge et vide l’esprit.

La vision du chef, intelligente et sensible, bénéficie des qualités incomparables de musiciens admirables et motivés. Un grand bravo en particulier au cor solo et au trompette solo, particulièrement « soignés » par Mahler, mais aussi au premier violon, au premier violoncelle et au premier alto. Merci à tous !

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