Danse

Des Bêtes et des Belles…

Kader Belarbi avait choisi d’ouvrir la saison du Ballet du Capitole avec l’une de ses chorégraphies, d’après un conte de Madame Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, conte qui a également inspiré Jean Cocteau. Mais le chorégraphe a choisi ici d’inverser le titre, La Bête et la Belle, mettant en exergue l’animalité, présente chez chacun d’entre nous, et cette attirance qu’elle exerce sur les êtres en construction. C’est donc vers un conte de fée que nous entraîne le chorégraphe, dans une vision que n’aurait peut-être pas désavoué Bruno Bettelheim, lui qui a si bien su souligner l’importance des messages délivrés par ces contes traditionnels.

Julie Loria et Takafumi Watanabe © David Herrero

Qui dit contes de fée, dit merveilleux, féerie, voire sorcellerie. Et lorsque le rideau s’ouvre c’est sur une chambre de petite fille qu’il le fait. Une chambre dont l’armoire qui la meuble servira, tout au long du ballet, de truchement, de passage d’un monde à l’autre : de l’animal à l’homme, de la fillette à la femme, de l’innocence à l’éveil. Ses portes ouvertes laissent s’échapper une cascade de peluches (la fin de l’enfance ?) avant de livrer le passage à la Belle, encore un peu Alice, déjà curieuse de ce qui pointe sa jambe derrière le décor. Et lorsque l’armoire voyageuse rouvre ses portes c’est pour permettre l’entrée de la Bête qui danse sa solitude et son mal d’amour, avant de céder la place à sa Cour de créatures fantastiques. Commence alors un bal masqué qui nous donne à voir une faune composée de grues, d’autruches, de couleuvres et de cobras. A eux se joindront un cygne et un vautour, dont la symbolique prend ici tout son sens et annonce le chemin que devra suivre la Belle pour accepter la différence et accéder à l’amour. Un marlou mafieux à souhait et un Elvis-Toroador, prédateurs sexuels assumés, complètent et jalonnent ce parcours initiatique. Jusqu’à la réapparition de la Bête et son duo avec la Belle, d’abord effrayée puis émue et troublée par cet animal si humain, hésitant entre fuir ou se laisser tenter. Cette rencontre dans le monde de la Bête s’achève sur une bacchanale qui réunit tous les acteurs du bal masqué.

Julie Loria et Jéremy Leydier © David Herrero

Lorsque le rideau se lève à nouveau, nous nous retrouvons dans le monde des hommes, un monde de chasseurs, où l’animal, la Bête, est traqué par d’élégants aristocrates qui vont lâcher leur meute sur lui. La Belle semble rentrer dans le rang en revêtant le costume de la bonne société humaine. Mais face à la cruauté des hommes, qui peut aller au-delà de celle des animaux, elle abandonne son clan pour passer de l’autre côté du miroir. Mais au-delà de l’acceptation des différences, cet amour impossible sera-t-il le plus fort ? Le retour de la Belle, qui a grandi et mûri, dans sa chambre de petite fille laisse au spectateur le soin de répondre selon ses propres critères.

Pour soutenir sa chorégraphie Kader Belarbi a choisi presqu’exclusivement la musique de György Ligeti, sous forme d’une mosaïque parfois un peu déroutante à l’oreille, émaillée de quelques pages de Maurice Ravel, de Joseph Haydn et de Louis Claude Daquin. Quant à la chorégraphie par elle-même, elle recèle un certain nombre « d’emprunts-hommages » à d’autres chorégraphes que ce soient Mats Ek (dans le travail au sol qui rythme l’œuvre, avec parfois quelques longueurs), Roland Petit (Le Loup n’est pas loin !) ou Maurice Béjart (la fin du ballet montre d’étranges réminiscences avec Le Sacre du Printemps !). Certains ensembles sont une vraie réussite comme la danse des aristocrates au début du 2ème acte. Le dernier pas de deux de la Bête et la Belle qui exprime, dans une chorégraphie à la fois langoureuse et déchirée, l’impossible rêve, la victoire vraisemblable de la morale et des conventions, est à notre sens l’un des plus beaux moments du ballet.

Kasbek Akhmedyarov © David Herrero

C’est Julie Loria et Takafumi Watanabe qui, lors de la première distribution, incarnaient la Belle et la Bête. La danseuse possède un certain nombre d’atouts : la taille, la ligne, la technique. Pourtant elle traverse l’œuvre sans vraiment nous faire ressentir cette transformation de la Belle, sans nous donner cette émotion que l’on pourrait attendre face à l’éveil de la femme en elle. Takafumi Watanabe danse extrêmement bien, il fait preuve d’une technique irréprochable et tous ses mouvements sont d’une extrême élégance. Et c’est bien là que le bât blesse. Takafumi est trop longiligne, trop doux, pour que l’on discerne assez son animalité, et puisse être assez crédible dans ce rôle de catalyseur des pulsions juvéniles, souvent violentes. Parmi la « ménagerie » qui entoure la Bête, il nous faut souligner le cygne de Valerio Mangianti, rôle androgyne auquel le danseur prête un voluptueux jeu des bras d’une élégance rare, avant de devenir un noble et fier aristocrate ; le marlou de Jérémy Leydier et sa danse sur béquilles ; le vautour à la présence inquiétante de Demian Vargas dont le corps se disloque sous l’effet d’une sourde violence pour mieux inquiéter la Belle ; et enfin l’irrésistible Kasbek Akhmedyarov, dans une parodie d’Elvis, qui joue les gros bras viril dans un ahurissant costume immaculé, brodé de strass à l’endroit stratégique, et qui nous démontre une fois encore ses excellentes qualités techniques dans une chorégraphie somme toute de facture assez classique avec les difficultés qui y sont inhérentes, ce qui renforce encore le décalé de la situation.

Davit Galstyan © David Herrero

Nous retrouvions, pour la deuxième distribution María Gutiérrez et Davit Galstyan dans les rôles titre. Ils furent, comme à leur habitude, excellents. María sut donner à la Belle tour à tour l’innocence de l’enfance, l’émerveillement teinté d’effroi face à ces animaux fabuleux qui l’entourent, les premiers signes d’une irrésistible attirance pour la Bête, et enfin la détresse, puis l’abandon face à cet amour « contre-nature ». Au-delà d’être une magnifique danseuse, María a ce don rare de l’interprétation. Elle ne joue pas la Belle, elle est la Belle. A ses côtés Davit Galstyan campe une Bête avec toute l’animalité nécessaire, et lorsqu’il ôte sa chemise, on comprend le frémissement de la Belle. Il a lui aussi l’intelligence du rôle et toute la rudesse que l’on peut en attendre. Leur pas de deux final fut un instant de rare émotion. Cette deuxième distribution nous a semblé plus en adéquation avec le contenu de l’œuvre.

Quant au corps de ballet il s’est glissé avec beaucoup de talent dans ces corps d’animaux munis de mille et un appendices : bras habillés d’un long bec, queues annelées, ongles démesurés, oreilles de cocker et museaux proéminents. Soulignons au passage la danse des grues, où tou(te)s étaient sur pointes, y compris les garçons. Bravo donc à Pierre Devaux, Shizen Kazama et Evgueni Dokoukine pour cet emprunt aux danseuses !

Maria Gutierrez

© David Herrero

Maria Gutierrez et Davit Galstyan

© David Herrero

Pour illustrer ce conte, Kader Belarbi a fait appel à deux collaborateurs quelque peu magiciens eux-aussi. Marc Parent signe les lumières de ce ballet et fait, en particulier, de la scène de la forêt du deuxième acte, un véritable enchantement. Valérie Berman, la complice du chorégraphe depuis de nombreuses années, en a créé les décors et les costumes : loufoques, rutilants ou burlesques, ils ne sont pas le moindre charme de ce spectacle. Elle n’aura hélas pas pu revoir cette œuvre. Son cœur a brusquement cessé de battre à quelques semaines de la reprise. Kader Belarbi a souhaité, en guise d’hommage, lui dédier les représentations, et au salut final de la première, l’une de ses toiles était là pour signer sa présence.

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