Je n’étais pas le seul à avoir formulé des craintes quant au projet de Roberto Alagna d’interpréter le même soir le rôle de Turiddu et celui de Canio. Surtout à Orange !
Malgré une pression médiatique colossale qui ne lui a laissé que peu de temps pour respirer, le ténor préféré des français s’en sort avec bien plus que les honneurs de la guerre.
Temps idéal, amphithéâtre chauffé à blanc et quasiment plein, au programme deux œuvres emblématiques du répertoire vériste : Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni et Pagliacci de son contemporain Ruggero Leoncavallo.
Sur scène : Roberto Alagna et une pléiade d’interprètes de très haut niveau dont deux prises de rôles majeures. Et, excusez du peu, au pupitre, Georges Prêtre !
Sacrifices humains pour célébrer des fêtes chrétiennes
Cavalleria Rusticana ouvre le bal, si l’on peut dire, en ce jour de Pâques. Un immense chapelet couvre le plateau et situe immédiatement l’intrigue dans l’intense religiosité de ce petit village sicilien. Jean-Claude Auvray transpose l’ouvrage au cœur du siècle dernier, dans une ambiance flirtant avec le cinéma néoréaliste italien en noir et blanc, densifiant ainsi le côté sombre de ce drame rural.
Cavalleria Rusticana : Roberto Alagna et Béatrice Uria-Monzon
Photo : « Grand Angle »
Béatrice Uria-Monzon aborde ici le personnage de Santuzza en même temps qu’elle oriente sa carrière vers des rôles de soprano dramatique qui devraient assez rapidement la conduire vers Tosca. Un aigu impérial venant couronner une projection d’une rare puissance, pour l’heure, Santuzza conforte ses choix. Mais le talent de cette artiste ne s’arrête pas là. Comédienne hors pair, elle sait incarner avec une fougue incroyable cette jeune femme en proie aux délires assassins de la jalousie. Un monument !
Un juste triomphe l’attendait au salut final.
Traditionnellement confié à des ténors dramatiques, le Turiddu de Roberto Alagna rompt, vocalement, avec des prédécesseurs comme Del Monaco ou Galouzine. Son timbre est moins sombre et la projection moins percutante. Cela dit, son Turiddu tient largement la distance, tant en termes d’ambitus que de volume. Le phrasé demeure superbe de longueur, l’homogénéité est exemplaire, le comédien en phase complète avec ce fougueux jeune homme fou d’amour pour une femme mariée. Il joue sa vie comme un animal que l’on amène sur l’autel du sacrifice. Où il finira d’ailleurs. Ses adieux à sa mère comptent d’ores et déjà parmi les grands moments de l’Histoire des Chorégies.
Saluons également le baryton coréen Seng-Hyoun Ko (Alfio), dont le timbre cuivré et l’impressionnante puissance conviennent parfaitement à ce type et à ce style d’emploi, la Lola de luxe d’Anne-Catherine Gillet et la Mamma Lucia d’une légende vivante de l’opéra : Stefania Toczyska.
Avec Pagliacci, nous quittons le cinéma de Rossellini et le jour de Pâques pour celui de Fellini et le jour de l’Assomption. C’est une véritable explosion de couleurs. Ici aussi, distribution somptueuse.
Pagliacci : En haut : Inva Mula, sur les marches : Roberto Alagna
Photo : « Grand Angle »
Inva Mula aborde le rôle de Nedda avec une autorité et une franchise de ton, une musicalité aussi, qui en font d’ores et déjà une interprète de référence. Son timbre fruité et lumineux et un sens affirmé des nuances ainsi qu’une présence scénique remarquable ne pouvaient que lui réserver l’ovation méritée qu’elle reçut en fin de spectacle. A ses côtés, du beau monde, depuis le Tonio superlatif de Seng-Hyoun Ko et le Silvio somptueux de Stéphane Degout jusqu’au Beppe, lui aussi de luxe, de Florian Laconi.
Et le Canio de Roberto Alagna dans tout cela ? A l’évidence, enchaîner les deux rôles lui réclamera un emploi du temps entièrement consacré à ce type de challenge. Un challenge qu’il peut parfaitement relever, la preuve en ce soir du 4 août. Saltimbanque au fond de son âme, Roberto Alagna habite le rôle de Canio avec une vérité d’accent qui empoigne le public plus sûrement que ne le ferait n’importe quel histrion champion du décibel. D’autant que Jean-Claude Auvray l’immole par suicide sur le corps de Nedda ! Mais ne tournons pas autour du pot. En fin de soirée l’effort est perceptible à l’oreille attentive, l’émission manque parfois de souplesse et le timbre de lumière. Chanter ces deux rôles consécutivement relève de l’olympisme. Avec les contraintes y afférentes…
Saluons enfin les chœurs des régions pour leur participation à ces deux œuvres.
Georges Prêtre follement acclamé
Ce n’est pas un mince exploit de Raymond Duffaut que d’avoir convaincu Georges Prêtre (85 ans !) de diriger ces deux opéras. Maître subtil en matière de couleurs orchestrales, il dirige ces deux œuvres avec un fabuleux souci du détail même si cela est au détriment d’une certaine dynamique. Il fait respirer l’Orchestre National de France au gré de situations qu’il peaufine avec une incroyable précision. A ce titre, l’intermezzo de Cavalleria Rusticana est un véritable moment de grâce écrasé de soleil et suspendu dans un ciel devenu soudain immobile.
Derrière chaque note, chaque geste, il dessine une intention dramatique. Dans l’extrême largeur de ses tempi, Georges Prêtre sculpte l’intimité des drames de la passion.