Le 11 septembre dernier, le 46ème festival Piano aux Jacobins recevait le grand pianiste argentin Nelson Goerner, l’un des grands habitués du festival, comme un membre de la « famille Jacobins » ! Le programme bien construit, parfaitement équilibré de son récital et l’intensité de son implication interprétative ont confirmé la place importante que cet authentique musicien occupe dans le concert international des grands pianistes.
La soirée s’ouvre sur l’unique Fantaisie (en fa mineur op. 49) composée par Frédéric Chopin en 1841 et dédiée à une de ses élèves, la princesse Catherine de Souzzo. Sa forme hautement singulière constitue un mystère pour de nombreux exégètes. Les sept volets enchaînés qui se succèdent abordent les multiples modes d’expression représentatifs du romantisme. Si Nelson Goerner conserve à l’œuvre toute son unité, il n’en caractérise pas moins avec conviction tous les contrastes. Du Tempo di marcia initial, sombre et dramatique, à la vivacité de l’Allegro assai final, l’interprète souligne toute la diversité de la partition grâce à un jeu presque orchestral !
La Fantaisie en do majeur op. 17, de Robert Schumann, qui suit constitue elle aussi l’une des œuvres majeures de son compositeur et du romantisme en général. Composée de trois parties, elle représente un déchirant cri d’amour adressé à Clara Wieck, la jeune virtuose qui allait devenir son épouse quatre ans plus tard. Au premier volet Schumann n’a pas hésité à donner le titre étonnant « Durchaus phantastisch und leidenschaftlich vorzutragen » (À jouer d’un bout à l’autre d’une manière fantastique et passionnée). L’interprète en exalte le romantisme à la fois poétique et ardent. Dans le mouvement central (« Mässig, durchaus energisch » (Modéré, toujours énergique), il déploie une sorte d’héroïsme assumé. Le final, « Langsam getragen » (Lent et soutenu), résonne comme une vaste et profonde réflexion d’où émerge une émotion touchante.

La seconde partie du concert rapproche deux compositeurs pourtant a priori bien différents : Maurice Ravel et Franz Liszt. Un thème relie néanmoins le rythme des œuvres jouées, celui de la valse.
Les huit Valses nobles et sentimentales sont d’abord écrites en 1911 pour piano par Maurice Ravel qui les orchestrera plus tard. Le titre a été choisi en hommage à Franz Schubert, auteur vers 1823 de deux recueils intitulés respectivement Valses nobles (D. 969) et Valses sentimentales (D. 779). La partition ravélienne pour piano porte en exergue une citation d’Henri de Régnier : « …le plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile ». Nelson Goerner confère à cette succession de pièces toutes leurs spécificités contrastées, de la vigueur nimbée de vertige du Modéré initial à la grâce poétique du Lent final. L’interprète souligne ici ce qui différencie ces pièces du poème symphonique La Valse du même Ravel, dont l’apothéose inquiétante inspire néanmoins le septième de ces huit épisodes. Elégance, sourires, langueur alternent avec finesse.
Nelson Goerner choisit de conclure son récital avec trois pièces de Franz Liszt. Si la plus extrême virtuosité digitale alimente la réputation du compositeur hongrois, son écriture pianistique va bien au-delà. Les œuvres jouées ce soir-là brossent un tableau bien plus raffiné de leur haute valeur musicale. La Valse oubliée n° 2 prolonge en quelque sorte l’atmosphère de l’épisode Ravel qui précède. La finesse pleine d’esprit flotte au-dessus du clavier. Avec l’Étude de concert n° 2, « La leggierezza », une certaine « légèreté » virtuose, d’où son titre, anime le toucher du pianiste.
Cet épisode « magyar » se referme sur la Rhapsodie hongroise n° 6, véritable et irrésistible apothéose pianistique. La forme de cette rhapsodie consiste en une série d’épisodes tour à tour pathétiques, lyriques, virtuoses que l’interprète mène à son terme avec une énergie impressionnante, de la première note aux déferlements conclusifs toujours parfaitement contrôlés.

L’accueil enthousiaste du public rappelle le musicien avec insistance, au point de le décider à offrir une salve de trois bis ! L’un des somptueux Intermezzi de fin de vie de Johannes Brahms est suivi de deux des Etudes colorées de Sergueï Rachmaninov. Un beau trio final, de nouveau acclamé par le public enthousiaste.
Nelson Goerner confirme encore son statut de grand pianiste et de grand musicien.
Serge Chauzy
Le programme complet du festival :https://classictoulouse.fr/festivals/la-46eme-edition-de-piano-aux-jacobins-ouvrira-la-saison-musicale-toulousaine/