Livres

Bruno et Jean, l’amour interdit

Pauline Valade - Photo: D.R.

Déjà couronnée par l’Académie française (Prix Eugène Colas) pour son essai, Le Goût de la joie, ouvrage issu de sa thèse sur les réjouissances monarchiques à Paris au XVIIIe siècle, Pauline Valade réinvestit ici le règne de Louis XV, en 1750. Elle le fait par le biais d’une malheureuse aventure, celle de Bruno et Jean, et de leur triste et terrible fin que les Archives nationales nous ont léguée. A partir de ces documents, Pauline Valade, historienne, a pris sa plume de romancière et nous donne à suivre les pas de Jean Diot, domestique, et de Bruno Le Noir, garçon cordonnier. Terrible fin car, après avoir revêtu leur chemise ardente, ils furent conduits en Place de Grève pour y être brûlés vifs. Enfin, vifs, non, car la mention de retentum figurant en marge de leur condamnation à la peine capitale les a sauvés d’une atroce agonie. Cette mention stipulait leur étranglement avant l’embrasement du bûcher…

Mais quel était le crime de ces deux jeunes gens pour subir un sort pareil ? Ils s’aimaient. Tout simplement. Dans le Paris perclus d’hypocrisie de ces temps-là, ceux que l’on appelait du bout des lèvres les chevaliers de la Manchette, les homosexuels donc, étaient pourchassés pour atteinte aux bonnes mœurs par des mouches qui infiltraient leur milieu pourtant tenu secret pour les raisons que l’on imagine. Rien ne valide la vie de ces deux hommes si ce ne sont les archives mentionnées plus haut. Il n’en a pas fallu cependant davantage à la romancière, agrégée et docteur en histoire moderne, pour tisser une flamboyante épopée amoureuse dans l’univers des petites mains de la capitale française. Ceux qui furent les derniers condamnés à mort pour homosexualité en France nous apparaissent lors des derniers mois de leur existence dans les endroits de drague, les bords de Seine, les jardins et ce Roi Mouton, un estaminet qui les abritait, eux et leurs amis, Rosine, amoureuse éperdue de Bruno, Demi-Lune, un petit prostitué, cette bande à Lajoie qui écrivait des poèmes sur les tombes et qui ne se remettra pas d’un séjour à la prison du Châtelet… Quand le livre commence, cela fait cinq mois que la guerre de Succession d’Autriche est terminée. Un traité a été signé, un véritable déshonneur pour la France. Tout le monde le sait, surtout les mères, sœurs, épouses et enfants des milliers d’hommes qui n’étaient pas revenus. Cependant, c’est le temps de la paix retrouvée et le Roi veut qu’elle soit fêtée. En ce soir de liesse parisienne, Bruno croise le regard intense d’un homme borgne, Jean. Le coup de foudre qui s’en suit éclaire leur cœur et leur âme bien plus que les feux d’artifice qui sont tirés sur les bords du fleuve.

Remarquablement informée sur la vie du « petit » Paris de cette époque, Pauline Valade nous immerge dans le monde secret de ces chevaliers de la Manchette avec un souci et une richesse du détail flirtant avec le documentaire social. Ils savent ce qu’ils risquent mais vivent leur amour et leur sexualité avec une urgence et une intensité qui fracassent les frontières indicibles de l’émotion. Si la puanteur, la saleté et l’insécurité qui imprégnaient les rues et ruelles de la capitale du Roi dit le Bien Aimé nous prennent à la gorge en nous parvenant avec une acuité insoutenable, la solidarité, la soif de vivre, l’espérance en des jours meilleurs de ces petites gens, gagne-deniers, blanchisseuses, portefaix et autres métiers de simple survie ne cachent en rien les ferments révolutionnaires qui exploseront quelques années après.

Les bouleversants derniers moments de Bruno et Jean sont de ceux que l’on ne pourra pas oublier. Pauline Valade en fait une ode irrésistible à l’amour vainqueur.

En 2014 fut inaugurée, dans la rue Montorgueil, à Paris, une plaque commémorant leur mémoire, non loin de l’endroit où ils furent arrêtés, peu de temps avant qu’un procès rapidement instruit n’achève brutalement leur jeune vie.

Une histoire ancienne me direz-vous ? Que nenni ! Aujourd’hui encore, 12 pays, notamment d’Afrique et du Moyen-Orient, criminalisent l’homosexualité, la condamnant de la prison à la peine de mort !

Robert Pénavayre

« Bruno et Jean » roman de Pauline Valade – Actes Sud – 365 pages – 22,50€

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