Pour ouvrir la présente édition des Chorégies d’Orange, Raymond Duffaut nous propose un standard du répertoire lyrique, certes, mais dans une vision inattendue qui frappe par son originalité et sa pertinence.
La scénographie d’Emmanuelle Favre et les costumes de Katia Duflot nous mettent sous les cieux de la Commune, au début des années 1870. Jouant sur la transparence de gigantesques fenêtres et de non moins imposantes portes à claire-voie, Nadine Duffaut, metteur en scène, découpe le vaste espace scénique du théâtre en différents lieux d’actions simultanées et concomitantes donnant à cette Bohème une vision quasi cinématographique plus qu’intéressante. Mais la réflexion ne s’arrête pas là. Nadine Duffaut s’empare littéralement de Rodolfo et en fait le héros douloureux d’un rite initiatique, celui du passage à l’âge adulte. Le final de l’opéra est, sur le sujet, sans appel.
Vittorio Grigolo (Rodolfo) et
Inva Mula (Mimi)
© Bruno Abadie – Cyril Reveret
Sur les dernières et funèbres notes de la partition, alors que le fauteuil sur lequel Mimi a rendu son dernier souffle s’enfonce lentement dans le sol, les comparses des heures joyeuses (Musette, Marcel, Schaunard et Colline) disparaissent de la scène dans un fondu au noir impressionnant. Rodolfo lance ses déchirants cris de douleur seul face au public. En un éclair, sa jeunesse vient de rejoindre son passé. Une analyse au scalpel qui rapproche les personnages de l’opéra de ceux du roman de Murger, gommant le côté « fleur bleue » du livret de Giacosa et Illica pour une approche infiniment plus réaliste, Mimi devenant de facto la victime sacrificielle du rituel évoqué ci-dessus. A la tête du Philharmonique de Radio France, Myung Whun Chung adopte une vision « chambriste » de cette partition avec des tempi parfois très lents (1er acte notamment) et une mise en valeur savante des interventions solistes ou concertantes de ses musiciens.
Alors, oui, pourra-t-on lui reprocher un manque de chair et de couleurs, mais certes pas de cohérence par rapport à l’intelligence de cette production.
Un Rodolfo de rêve
Très clairement, et malgré le haut niveau de ce casting, le ténor italien Vittorio Grigolo domine le plateau. Pour au moins deux raisons. Tout d’abord un organe de feu, un ténor d’une pureté incroyable doté d’une tierce aigüe d’une précision sans faille. Ajoutons à cela un phrasé exceptionnel d’ampleur et une projection largement suffisante pour les lieux (un test imparable). Cela étant, et même si la voix, à l’évidence, est parfaite d’homogénéité, il est étonnant que cet artiste décide, à l’occasion, de ne pas appuyer telle ou telle note, surtout dans le bas medium. Ce n’est pas la première fois qu’il se montre coupable d’un tel relâchement vocal. Et c’est dommage malgré tout. D’autant plus dommage que le comédien est fantastique d’engagement. Il est ici ce poète vivant dans l’insouciance du jour le jour jusqu’au bout des ongles. Quel charisme ! Quelle aura ! Dire qu’il surjoue là-dessus dans les saluts finals tient de l’euphémisme. Mais cela est une autre histoire qu’à l’évidence le public adore. Alors…
Difficile d’exister à côté d’un tel tourbillon. Inva Mula chante cependant à la perfection une Mimi d’une musicalité suprême et les compagnons de bohème sont dans l’ensemble d’une bonne tenue (Marcello/Ludovic Tézier, Schaunard/Lionel Peintre, Musetta/Nicola Beller-Carbone). Parmi eux, un timbre magnifique d’harmoniques, d’un beau velours crépusculaire, se détache, celui de la basse italienne Marco Spotti. L’émission est d’une parfaite rondeur et la musicalité, du moins celle que l’on peut juger à l’aune du rôle de Colline, porteuse de belles promesses. Après Marseille en 2001 pour Aïda et les rarissimes Lombardi alla prima crociata, cette Bohème signe son retour dans l’Hexagone lyrique. Nous le retrouverons sous peu dans un rôle autrement exposé, celui de Timur dans Turandot, en ce même lieu, rôle qu’il a tenu sur les plus grandes scènes italiennes, Scala incluse bien sûr.