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Sublime Reine Elisabeth !

La grande dame du piano russe, du piano tout court, Elisabeth Leonskaja est l’une des invitées les plus fidèles du festival Piano aux Jacobins. Sa huitième parution, depuis 1980, dans le cloître mythique a comblé de bonheur un public fasciné par l’accomplissement d’un art suprême de l’interprète.
Pour son récital du 14 septembre, la grande artiste avait imaginé un programme d’une admirable cohérence. Deux grandes sonates parmi les plus longues du répertoire romantique, la 3ème de Brahms et la 19ème de Schubert, encadraient la courte évocation lisztienne du Sonnet 104 de Pétrarque.

La Sonate no 3 en fa mineur, la dernière écrite par Johannes Brahms, fut composée en 1853 par un jeune homme passionné de 20 ans à peine. La fougue, l’imagination, l’élan vital s’y étalent avec une ardeur irrésistible. Présentée par Brahms à Robert Schumann, elle reçut du mentor révéré et respecté le qualificatif de « symphonie déguisée ». Il est vrai que ses dimensions (quelques 40 minutes) sa coupe inhabituelle en cinq mouvements en font une partition hors du commun.

Elisabeth Leonskaja au 36ème festival Piano aux Jacobins – Photo Classictoulouse –

Elisabeth Leonskaja se jette dans la bataille avec une ferveur inouïe. Tout au long de l’œuvre, pas un seul instant de relâchement. Ménageant comme personne les alternances tension-détente, elle soigne avec autant d’attention chaque détail tout en soulignant la grande courbe, la logique de la construction. Au-delà d’une parfaite lisibilité de son toucher jusque dans les moments de plus complexe polyphonie, elle fait œuvre d’architecte, intègre chaque instant de musique dans une vision globale irrésistible. Dès les premiers accords de l’Allegro maestoso, elle hisse la grand-voile. La profondeur de son jeu symphonique lui confère un souffle qui soulève l’enthousiasme. La respiration qui aère son propos est le résultat de subtils rubatos, à peine perceptibles, qui donnent vie à chaque phrase. L’éloquence, l’élégance qui caractérisent son approche bénéficient d’une palette infinie de nuances qui fuit la moindre affectation.

L’Andante espressivo coule comme un chant d’amour nocturne. L’interprète semble illustrer musicalement les vers rapportés par Brahms du poète Otto Inkermann qui écrivit, sous le pseudonyme C.O. Sternau :

« Le soir tombe, le clair de lune brille,

Il y a là deux cœurs unis par l’amour

Qui s’enlacent avec béatitude. »

L’opposition entre la tempête et le calme qui la suit nourrit toute la substance de l’étonnant Scherzo que la pianiste habille de couleurs contrastées. L’angoisse et l’étrange nostalgie qui parcourent tout l’Intermezzo intitulé Rückblick (Regard en arrière) préparent l’auditeur aux rythmes bien marqués du Finale. La pianiste conduit implacablement l’auditeur vers l’héroïque coda, sorte d’apothéose tout empreinte d’une solennité qui évoque un choral religieux.

Le Sonnet 104 de Pétrarque inséré par Franz Liszt dans sa Deuxième année de pèlerinage tient lieu ici de transition entre Brahms et Schubert. Elisabeth Leonskaja, grande lisztienne s’il en fût, y exerce la liberté de son jeu. Comme improvisée, naturelle et vivante, son interprétation mêle enthousiasme et nostalgie.

La Sonate n° 19 en ré majeur D. 850, se distingue des derniers opus pianistiques de Schubert par son optimisme chaleureux. Revigoré par les paysages alpestres visités en août 1825, le compositeur y déploie un sens du rythme qui se manifeste dès les martellements de l’Allegro vivace. L’interprète leur confère une force de conviction, une vitalité, une palette de couleurs sans limite. Le raffinement de son toucher sert l’intimité du deuxième mouvement Con moto. La lumière avec laquelle Schubert sait si bien jouer occupe ainsi le devant de la scène sonore. Les frémissements scintillants qui irisent la fin de ce mouvement sont la source d’un ineffable rayonnement.

Aux richesses rythmiques initiales du Scherzo, Allegro vivace s’oppose la magie harmonique du trio. Encore un défi d’interprétation que la pianiste assume avec une grâce absolue. Enfin, la simplicité apparente du Rondo final retrouve ce qui fait l’essence de la musique de Schubert. La fraîcheur, comme une sorte d’innocence, conduit l’auditeur vers une conclusion d’une poésie diaphane, comme transparente. Elisabeth Leonskaja fait sien ce retour à la magie du silence. L’émotion à l’état pur.

La pianiste ne peut évidemment en rester là, tant l’accueil du public est enthousiaste. Elle livre alors une vision éblouissante de Feux d’artifice, pièce qui conclut le deuxième livre des Préludes de Debussy. L’oreille supplée les limites de l’œil. La soirée s’achève dans la paisible atmosphère d’un poétique Nocturne de Chopin.

Redisons ici l’harmonieux mariage entre énergie et grâce qui émane du jeu de cette grande dame. On espère bien la revoir dans le cadre de ce festival. En attendant, le 18 septembre prochain, elle rejoindra l’Orchestre national du Capitole et son directeur Tugan Sokhiev, à la Halle aux Grains toulousaine. Elle y sera la soliste du concerto de Grieg. Un autre événement musical à ne pas manquer.

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