Le 21ème festival international Toulouse les Orgues vient de s’ouvrir sur une impressionnante démonstration musicale des grandeurs d’un répertoire devenu rare au fil des siècles, celui des pièces sacrées du baroque méridional. Ce 6 octobre, en la cathédrale Saint-Etienne, l’Orchestre Baroque de Montauban, Les Passions, (qui célèbre les trente ans de sa fondation), et le Chœur de chambre les éléments (Joël Suhubiette), sous la direction de Jean-Marc Andrieu, ont présenté les chefs-d’œuvre de deux grands maîtres du baroque méridional, Jean Gilles et Antoine-Esprit Blanchard. En partenariat avec Odyssud, Toulouse les Orgues a donc permis l’émergence auprès du grand public d’une musique admirable et vivifiante.
Après la bienvenue souhaitée au très nombreux public par Yves Rechsteiner, directeur musical du festival, le musicologue Gilles Cantagrel, grand spécialiste de la période baroque a brièvement replacé, avec l’éloquence et l’humour qu’on lui connaît, ce beau répertoire méridional dans le contexte de l’époque.
L’orchestre Les Passions, le Chœur de chambre les éléments, dirigés par
Jean-Marc Andrieu
– Photo TLO©Thomas Guillin –
Le programme, particulièrement consistant, du concert met en regard deux des plus authentiques compositeurs de cette mouvance : Jean Gilles (1668-1705), dont Jean-Marc Andrieu, directeur musical des Passions, est devenu l’un des grands spécialistes, et Antoine-Esprit Blanchard (1696-1770) qu’il contribue fortement à redécouvrir.
Le Requiem de Gilles, devenu fameux en particulier grâce aux interprètes de cette soirée et à l’enregistrement qu’ils en ont réalisé, occupe toute la première partie. Rappelons que sa création eut lieu pour les propres funérailles du compositeur, en février 1705. En effet, les commanditaires de l’œuvre, les fils de deux conseillers au parlement toulousain décédés à peu de temps d’intervalle s’étant dédits, Jean Gilles décida : « Elle ne sera exécutée pour personne et j’en veux avoir l’étrenne. » Cette Messe connut alors un succès exceptionnel. Elle fut exécutée ultérieurement lors des obsèques des plus grands, dont Jean-Philippe Rameau, en 1764, le roi Stanislas 1er de Pologne (le père de Marie-Antoinette) en 1766, Louis XV soi-même (excusez du peu !) en 1774…
Jean-Marc Andrieu, à la tête de son orchestre Les Passions et du Chœur de Chambre les éléments, fondé par Joël Suhubiette, maîtrise parfaitement ce répertoire qu’il pratique avec intelligence et sensibilité. Il aborde cette « berceuse de la mort » (comme on qualifie parfois un autre Requiem célèbre, celui de Gabriel Fauré) avec un sens aigu de la rhétorique baroque. Les choix des phrasés, celui de la prononciation française du latin procèdent de la connaissance profonde qui est la sienne de ce répertoire. Il y apporte en outre une ferveur tranquille qui nourrit et humanise le propos, grâce notamment à la respiration des larges phrases mélodiques. S’ouvrant sur les ombres inquiètes de l’Introit, habité d’émouvants silences, l’œuvre s’achemine progressivement vers la lumière du final.
Au premier plan à droite trois solistes vocaux : Alain Buet, Anne Magouët et
François-Nicolas Geslot. Assis, Bruno Boterf – Photo TLO©Thomas Guillin –
Cette exécution bénéficie en outre d’un beau quatuor de solistes vocaux. Le timbre fruité et chaleureux de la soprano Anne Magouët, la richesse de celui du ténor Bruno Boterf, le timbre exact de « haute-contre à la française » de François-Nicolas Geslot, et l’éloquence chaleureuse de la basse Alain Buet ponctuent de leurs interventions le déroulement de cette approche presque familière de la mort. Leur intervention successive et ascendante, de la basse à la soprano en passant par les voix de dessus (ténor) et de haute-contre, dans l’Offertoire, symbolise cette émouvante montée de l’ombre vers la lumière.
Les deux pièces d’Antoine-Esprit Blanchard qui suivent démontrent à quel point le style musical a évolué en quelques décennies. Né en Provence, ce compositeur a connu une trajectoire de premier plan qui l’a amené à présider aux destinées de la fameuse Chapelle royale de Versailles. Dans son Magnificat à grand chœur qui ouvre la seconde partie, s’exprime immédiatement comme un rythme de danse. Le sacré tend la main au théâtre. La succession d’épisodes courts et caractéristiques anime la progression d’une joie communicative. Le duo de dessus (ici deux sopranos : Anne Magouët et Cécile Didon-Lafarge) dans l’Esurientes implevit bonis s’écoute comme un jeu.
Le très consistant motet In Exitu Israel, qui date de 1749, va encore plus loin dans la sécularisation de l’art sacré. Cette fresque colorée qui décrit donc l’exode hors d’Égypte des Hébreux sonne comme un opéra, ou même comme une musique de film. Chaque épisode de ces aventures fantastiques et bibliques est décrit avec une imagination, un sens de la représentation, de l’imitation même, qui surprennent. La séparation des eaux de la mer Rouge, le tremblement de terre, le flux des eaux qui coulent du rocher frappé par Moïse, sonnent avec un réalisme de poème symphonique, et ici vocal. L’emploi de deux cors naturels et de timbales en peau, pour la première et la dernière des séquences du motet, encadre l’œuvre et lui confère une saveur particulière.
La qualité de l’ensemble instrumental ainsi que celle du chœur et des solistes rendent pleine justice à ce compositeur délaissé dont la résurrection doit beaucoup à Jean-Marc Andrieu, l’artisan infatigable de la défense de ce patrimoine méridional.