Avouons humblement qu’il est difficile, voire prétentieux, de penser présenter Jiri Kylian tant ce chorégraphe, tout comme Maurice Béjart et une poignée d’autres, est totalement inscrit dans la danse des cinquante dernières années et certainement pour bien plus longtemps. Hasardons cependant quelques repères car l’essentiel est ailleurs. Le jeune Jiri voit le jour à Prague en 1947. Il a à peine 9 ans quand il débute sa formation à l’Ecole nationale de danse. A 16 ans il entre au Conservatoire. Il a vingt ans lorsqu’il obtient une bourse lui permettant d’étudier à la Royal Ballet school de Londres. Un an après, rien moins que le chorégraphe et danseur sud-africain John Cranko (1927-1973) l’invite dans sa Compagnie à Stuttgart. C’est en fait au sein de cette troupe, dansant entre autres aux côtés des Américains John Neumeier (né en 1939) et William Forsythe (né en 1949) qu’il va appréhender un vaste répertoire autant classique que moderne. C’est à peine passé le cap de ses vingt ans que Jiri Kylian crée ses premières chorégraphies. Nous connaissons tous la suite. Mais une date importante s’impose cependant. En 1973, Jiri Kylian est invité par le Nederlands Dans Theater (NDT) à présenter un de ses ballets. Il y en aura une cinquantaine à la suite ! Autant dire que la carrière du chorégraphe est étroitement liée à cette Compagnie créée en 1959. Pour la petite histoire cette Compagnie regroupe trois troupes différentes suivant les âges et ne comprend aucune hiérarchie parmi ses danseurs. Jiri Kylian en deviendra d’ailleurs directeur en 1977 et ce jusqu’en 1999. Cet ensemble sera rapidement reconnu sous sa direction comme la plus importante compagnie européenne de danse contemporaine.
Le présent coffret nous propose un panorama, forcément parcellaire mais tout de même particulièrement représentatif du génie de Jiri Kylian au travers de 11 de ses ballets, tous bien sûr interprétés par le NDT.
C’est sur une musique de son compatriote Leos Janacek que s’ouvre cette compilation, une composition dont il reprend le titre pour son ballet : Sinfonietta (1978). Filmé en 1980, ce ballet deviendra rapidement une signature du style Kylian. Particulièrement tonique, la chorégraphie conjugue subtilement classique et modern dance avec des sauts de grande amplitude ainsi que de grands jetés. À peine trentenaire, Jiri Kylian nous dit déjà tout ce qui va faire sa créativité : fluidité, vivacité, ondulations, musicalité. Les plus attentifs reconnaîtront parmi les danseurs un jeune Hollandais de 31 ans qui allait faire parler de lui : Nils Christe.
Suit Symphony in D (Symphonie en ré). Créée en 1976, cette œuvre convoque deux symphonies de Haydn : la 101ème et le 73ème pour un ballet… comique. Véritable parodie de classiques tels Giselle, Le Lac des cygnes et Apollon, la chorégraphie atomise autant les conventions que les clichés. Les danseurs se trompent, se bousculent, partent dans tous les sens sauf le bon, etc. Et tout cela avec une discipline ahurissante de virtuosité pour le plus grand plaisir d’un public hilare. Ce premier dvd s’achève sur une pièce d’un tout autre genre : Stamping ground (1983). A son sujet je vous conseille fortement, avant le ballet, le visionnage d’un bonus qui montre le chorégraphe se confrontant à la culture et aux danses des Aborigènes australiens. Jiri Kylian conjugue les trépignements traditionnels à sa propre grammaire chorégraphique dans une dynamique dont on ne peut ignorer l’émotion qui s’en dégage. Les plus curieux reconnaîtront, alors danseur, l’un des plus grands chorégraphes actuels : Nacho Duato. Il avait 26 ans au moment de cette captation.
Le second dvd, intitulé Black And White, regroupe six « miniatures » créées entre 1986 et 1991. D’une durée d’un quart d’heure environ chacune, elles convoquent des compositeurs très différents : Jean-Sébastien Bach pour Sarabande, Steve Reich pour Falling Angels, Anton Webern pour No More Play et Sweet Dreams, Wolfgang Amadeus Mozart pour Petite Mort et Six Dances. La corrélation profonde entre rythme musical et geste dansé, caractéristique inhérente à la création du chorégraphe, est ici parfaitement et particulièrement illustrée. Cette série de ballets non-narratifs est un véritable paradigme du travail de Jiri Kylian, autant par sa richesse inventive que par la formidable diversité des univers qu’il exprime, de la fantaisie à la réflexion métaphysique. Entre abstraction et surréalisme, ces ballets, ici filmés en studio, font la part belle à des lumières composant une géographie spatiale partie prenante de la chorégraphie. Humour, élégance, violence, rituels africains, tension sexuelle, agressivité (ah Petite Mort et ses rapières, un exploit !!), inconscient humain (les pommes de Sweet Dreams, tout un programme…), non-sens amusant et spirituel (Six Dances en « sous-vêtements mozartiens », complètement jubilatoire). Un programme fastueux, plein d’esprit et, n’en doutez pas, superbement dansé.
Le troisième dvd est entièrement consacré à une œuvre particulièrement ambitieuse (66’) créée en 1988 et s’inspirant d’un conte japonais : Kaguyahime, sur une musique du compositeur japonais Maki Ishii (1936-2003). Six percussionnistes du Circle Percussion sont à la manœuvre (et quelle manœuvre spectaculaire !) pour nous faire vivre les aventures terrestres de la Princesse de la Lune. Lisez l’histoire très bien détaillée dans la plaquette, remarquablement documentée comme toutes les autres de ce coffret, cela vous aidera à mieux suivre les péripéties de cette jeune fille ici dansée par Flona Lummis, impériale de hiératisme et de maîtrise musculaire dans ce personnage tout en transparence mais pour lequel Jiri Kylian a conçu une chorégraphie au ralenti totalement hypnotique.
L’ultime rendez-vous dans ce coffret, décidément d’une incroyable richesse, est avec L’Histoire du Soldat. Sur une musique du compositeur franco-americano-russe Igor Stravinsky (1882-1971) et un texte de l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), cette œuvre hybride et originale vit le jour à Lausanne en 1918. Cette musique de scène fait appel à un orchestre réduit et à trois récitants : le Lecteur, le Diable et le Soldat. Evoquant le mythe de Faust, cette légende est traduite ici sous la forme d’un ballet-opéra de chambre flirtant avec l’univers circassien et nous faisant entendre diverses sources d’inspiration musicale : jazz, tango, rag-time, valse. Encore une fois la lecture de la plaquette de présentation vous permettra de mieux suivre l’intrigue. C’est l’immense danseur et chorégraphe espagnol Nacho Duato qui interprète le rôle du Soldat dans ce film datant de 1988, la chorégraphie de Jiri Kylian ayant été pour sa part créée en 1986. Un film d’une intensité incroyable porté par un ensemble d’artistes musiciens, comédiens, danseurs, totalement engagés dans cette course à l’abîme qui en fait l’une des meilleures versions de cet ouvrage.
En résumé un coffret d’une époustouflante densité reflétant l’incontestable génie de Jiri Kylian. Pour les ballettomanes, à posséder impérativement !
Robert Pénavayre
« Jiri Kylian Collection » Arthaus Music – Coffret 4 dvds – 70€