Dans cette passionnante parution, le pianiste Denis Pascal et le clarinettiste Jérôme Comte rapprochent deux compositeurs que l’Histoire de la musique classe dans des « cases » différentes. Le romantisme crépusculaire de Johannes Brahms n’aurait a priori rien à voir avec l’atonalité radicale d’Alban Berg. L’admiration d’un Schoenberg vis-à-vis de la musique de Brahms, dont il orchestra quelques pièces de musique de chambre, vient contredire cette idée reçue.
Denis Pascal, qui fut l’élève de Pierre Sancan, Jacques Rouvier et Léon Fleisher, a été récompensé par quelques prix importants obtenus dans plusieurs concours internationaux, (Zürich, Concert Artist Guild de New-York, Lisbonne). Sa carrière a pris un essor considérable qui le conduit dans les salles de concert du monde entier. Il est associé ici au jeune clarinettiste Jérôme Comte dont la trajectoire dénote l’ouverture de ses intérêts musicaux. Musicien de l’Ensemble Intercontemporain depuis 2005 (il l’a rejoint quand il avait 25 ans), il a remporté plusieurs compétitions musicales à Paris, Prague et Munich. Il joue avec des ensembles et des orchestres de chambre renommés. Ces deux artistes associent dans cet album le vieux Brahms au jeune Berg.
Les deux sonates de l’opus 120 datent de la fin de la production brahmsienne. Composées en 1894 dans le calme et la sérénité de la station thermale de Bad Ischl, ces deux partitions résonnent comme un regard apaisé sur le monde, loin de toute agitation futile. Inspirée par le jeu particulier du clarinettiste Richard Mühlfeld, l’écriture de Brahms s’ouvre à une certaine modernité que ses contemporains ont eu du mal à reconnaître. Les deux interprètes de cet album fondent leurs sonorités chaleureuses et parfaitement assorties dans une vision colorée et vivante de ces deux partitions automnales.
La profondeur souvent contemplative de l’expression ne masque en rien la vivacité d’une écriture contrastée et changeante. L’Allegro appassionato de l’opus 120 n° 1 en est un exemple frappant. La rêverie nostalgique du thème principal débouche par instants sur de belles échappées de lumière. Le clarinettiste et le pianiste explorent avec finesse toutes les facettes expressives de ces pages si riches.
Les trois mouvements de l’opus 120 n° 2 prolongent l’atmosphère dépouillée et nostalgique de la précédente sonate. Le fait de terminer l’œuvre par un Andante con moto et non par un Allegretto comme dans la n° 1 confère à l’œuvre cette tonalité apaisée. Néanmoins la coda, brillamment menée, illumine ce final presque exubérant.
Entre les deux sonates, Jérôme Comte et Denis Pascal offrent une version éblouissante des Quatre pièces pour clarinette et piano opus 5 d’Alban Berg. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’une véritable sonate, ces quatre miniatures (moins de huit minutes au total) opposent les atmosphères comme dans la succession des mouvements d’une sonate. La brièveté, l’acuité de l’écriture exige des interprètes une précision, une mobilité expressive, une complémentarité sans faille. Les deux musiciens de cette parution non seulement réunissent toutes ces qualités, mais ils apportent à cette partition la luminosité, l’éclat, le raffinement qu’elle comporte. Composées en 1913 et créées seulement six ans plus tard, ces pièces sont dédiées par Berg à son professeur et mentor Arnold Schoenberg. Ce triomphe de la « petite forme » ressemble à un carnet d’esquisses à la pointe sèche qui alterne des caractères opposés, de l’extrême vivacité à la méditation profonde. La réussite est ici absolue. Au point que cette parution a obtenu le Grand Prix de l’Académie Charles Cros. Une récompense largement méritée.