Danse | DVD

Quand la musique de ballet recevait ses lettres de noblesse

Piotr Ilitch Tchaïkovski - Crédit: DR

Le compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) peut être considéré, sans trop prendre de risques, comme l’un des musiciens les plus justement célébrés de par le monde.  Il faut dire qu’à son corpus, nous comptons 11 opéras, et pas des moindres (Eugène Onéguine, La Dame de pique…), 8 symphonies, 5 concertos ainsi que de nombreuses mélodies et pièces pour piano. Mais ce panorama ne serait pas exhaustif s’il ne mentionnait aussi 3 ballets (Le Lac des cygnes, La Belle au bois dormant, Casse-noisette). Il fut le premier compositeur à signer des partitions chorégraphiques d’une telle ampleur et d’une telle qualité symphonique. Sans le savoir il ouvrait ainsi la voie à Stravinsky (1882-1971) : L’Oiseau de feu, Le Sacre du printemps… et Prokofiev (1891-1953) : Cendrillon, Roméo et Juliette... La musique de danse est devenue alors une musique de concerts dans lesquels elle est aujourd’hui régulièrement programmée.

Le Lac des cygnes

Le plus connu, le plus populaire, véritable parangon du ballet classique, Le Lac des cygnes est une commande du Grand théâtre de Moscou. Commande bienvenue pour deux raisons au moins. Premièrement elle était bien rémunérée. Deuxièmement le compositeur rêvait de pénétrer l’univers du ballet. Le livret était déjà tout prêt et s’inspirait de contes populaires allemands. Malheureusement le compositeur n’eût pas la final cut sur la partition donnée lors de la création en 1877. Sa musique fut largement remaniée par le maître du ballet du Bolchoï de Moscou.  Fort heureusement, mais Tchaïkovski n’eût pas le temps de le voir, la partition fut ensuite donnée dans son intégralité originale.  C’est le cas bien sûr dans la présente captation réalisée en 2004 au Teatro degli Arcimboldi de Milan avec l’Orchestre de la Scala de Milan, sous la direction de James Tuggle, et son prestigieux Corps de ballet. Florence Clerc, ancienne Etoile de l’Opéra de Paris et Frédéric Olivieri, directeur du Ballet de la Scala de Milan, ont eu alors en charge de superviser la chorégraphie écrite par Vladimir Burmeister (1904-1971) et Lev Ivanov (1834-1901) et créée à l’Opéra de Paris en 1950. Dans les somptueux décors et costumes de Roberta Guidi di Bagno, les amours tumultueuses autant que fantastiques du Prince Siegfried nous sont dévoilées dans un halo de contes et légendes. Un Corps de ballet d’une rigueur et d’une fluidité exemplaires et des interprètes souverains d’aisance dans les danses de caractère du 3eme acte, sont les écrins du couple vedette entré vivant dans la légende de la danse, deux étoiles superlatives : la Russe Svetlana Zakharova, Odile/Odette aux masques saisissants, aux pointes imparables, aux fouettés hallucinants, quant à ses bras, il est permis de se demander si ce ne sont pas … des ailes, tant ils font preuve d’une souplesse sans égale. Un modèle ! Unique ! Face à elle, rien moins que le plus grand danseur alors en activité dans le monde : l’Italien Roberto Bolle. Tout de grâce et d’élévation, il semble flotter sur scène, enchaînant grands jetés, manèges et autres difficultés/prouesses techniques avec un aplomb et une sûreté ébouriffants. Ajoutons aussi, car ils le méritent largement, Antonino Sutera et Sabrina Brazzo. Cette dernière est une émouvante Princesse, exemplaire d’élégance et de technique. Le premier cité incarne avec ardeur un Fou bouillonnant d’amitié et de compassion par rapport au Prince. En résumé, une magistrale et historique représentation fort heureusement immortalisée.

La Belle au bois dormant

Ce live du second ballet de Tchaïkovski, La Belle au bois dormant, capté à Montréal en 1989, est dansé ici par le Ballet du Théâtre Kirov de Saint Pétersbourg. Dans les décors et costumes de Simon Virsaladze et sous la conduite musicale de Viktor Fedotov, le conte de fées de Charles Perrault nous arrive dans la chorégraphie originale de Marius Petipa (1818-1910) révisée par Konstantin Sergeyev (1910-1992) et montée ici par Oleg Vinogradov (né en 1937). Nous sommes donc au cœur d’une histoire chorégraphique qui connût des heures de gloire indescriptibles et méritées aux 19e et 20e siècles. Avec peut être le poids d’une certaine tradition russe qui se perçoit encore de nos jours. Si la technique est quasiment infaillible, manque souvent l’émotion. La maîtrise d’une Larissa Lezhnina (Aurore) et d’un Farukh Ruzimatov (Désiré) ne sont pas en cause évidemment. Ce sont des danseurs de très grand talent, au même titre que Yulia Makhalina (Fée des Lilas). Demeure qu’une certaine froideur robotique enlève pas mal de charme à cette belle histoire se terminant le mieux du monde. Cela dit, cet enregistrement est aussi le témoignage d’une école qui, au milieu du siècle dernier, a été indispensable à la culture du ballet classique.

Casse-noisette et le Roi des souris

Mal accueilli à sa création, Casse-noisette est aujourd’hui donné dans le monde entier, en particulier pendant la période de Noël, le sujet se prêtant en apparence à des situations joyeuses destinées aux enfants.  Pourtant le livret contient des clés de lectures diverses, mais toujours sombres. Le compositeur avait-il l’angoisse d’une mort prochaine ? Comme une prémonition… Toujours est-il que son Casse-noisette n’est pas aussi « neutre » que certaines chorégraphies veulent bien le montrer. D’ailleurs, le grand écrivain américain Julien Green (1900-1998) écrivait en date du 10 juin 1955 dans son journal : La musique du Casse-noisette de Tchaïkovski, c’est un conte de fées raconté par le diable. Tout est dit et la version signée ici par Toer van Shayk et Wayne Eagling, créée en 1996, rencontre bien la réflexion de l’Académicien. Ils transposent l’action à Amsterdam en 1910 au moment de la Saint Nicolas. Ils vont faire entrer dans l’argument des événements et des personnages issus de la vie réelle de Clara tout au long de l’ouvrage y compris dans la seconde partie du ballet. Une lanterne magique sert de frontière au deuxième acte avec le monde réel. Mais elle va être franchie par le Roi des souris. Les Rats envahissent la lanterne magique… C’est bien sûr visible par tous les âges, à chacun d’y apporte son lot de vécu. Sur la scène de l’Amsterdam Music Theatre (captation 2011), une distribution étincelante est réunie. Bien sûr il y a la Clara d’Anna Tsygankova, superbe de grâce, de musicalité et d’émotion mêlées. A ses côtés Matthew Golding dans le double-rôle du neveu de Drosselmeyer et du Prince, fait valoir des qualités techniques et dramatiques le situant alors parmi les plus grands solistes de la planète. Le Casse-noisette de James Stout est tout aussi hallucinant de présence.  Le Dutch National Ballet est parfait d’implication et de discipline. Le Holland Symfonia, sous la direction d’Ermanno Florio, donne à entendre un véritable concert. Une représentation somptueuse, traversée de sombres fulgurances qui rendent pleinement justice à un ballet trop longtemps dévoyé… pour le plus grand plaisir de tous !

Robert Pénavayre

« Tchaïkovski » coffret de 3 dvds – Arthaus Musik – Prix, autour de 45€

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