Le 17 octobre dernier, pour l’ouverture de sa saison, Grands Interprètes a fait appel au bel ensemble Pygmalion, dirigé par Raphaël Pichon. En compagnie du baryton Stéphane Degout et de la soprano Judith Fa, Raphaël Pichon lançait l’orchestre et le chœur de son ensemble dans un rêve éveillé avec un programme d’une impressionnante imagination qui plonge ses racines dans l’œuvre de Franz Schubert et de quelques autres compositeurs emblématiques du romantisme germanique.
On connait l’aptitude de Raphaël Pichon à concevoir des programmes de concert d’une grande originalité. Il a cette fois réalisé une véritable performance. Réunissant une quinzaine de partitions différentes, pour la plupart appartenant au grand œuvre de Franz Schubert, il parvient à les unir dans une même trajectoire artistique. Le voyage auquel il convie spectateurs et auditeurs tire son unité de sa propre diversité ! En ce sens, Raphaël Pichon fait œuvre de créateur et pas seulement d’interprète. La succession des pièces qui composent ce programme obéit à une logique à la fois expressive et musicale. En particulier, l’évolution des tonalités construit un édifice d’une étonnante cohérence. La subtilité des enchaînements donne en fait à l’auditeur l’impression d’assister à une seule et unique œuvre musicale d’une prodigieuse richesse, dont le titre choisi, « Mein Traum » (Mon rêve), reflète parfaitement l’atmosphère de cette soirée.
Pour mettre en œuvre cette démarche originale, l’Orchestre et le Chœur Pygmalion sont composés de musiciens et de chanteurs accomplis. Jouant sur des instruments anciens ou copie d’anciens, les musiciens rivalisent de virtuosité et de musicalité. Outre la rondeur des sonorités des pupitres de cordes, on ne peut qu’admirer le jeu des instrumentistes à vent. Trompettes et cors naturels, sacqueboutes, flûtes en bois et hautbois et bassons baroques (ou classiques) confèrent à l’ensemble une richesse de timbres inhabituelle. Soulignons en particulier l’extrême qualité de deux musiciennes, la harpiste et la corniste solo.
Trois étapes construisent ce voyage, au sens schubertien du terme. La première, intitulée « Thrène », résonne comme une lamentation funèbre. Elle se compose de quatre pièces d’un Schubert délaissé par les habitudes musicales. En particulier on découvre des extraits de l’oratorio inachevé Lazarus et de l’opéra si rare Alfonso und Estrella. C’est à cette occasion que l’on retrouve l’art incomparable du baryton Stéphane Degout. Le sens de la déclamation, la parfaite diction, la beauté d’un timbre d’une richesse incomparable sur tout l’ambitus, de l’extrême grave à l’aigu aussi bien éclatant que pianisimo, constituent de parfaits outils de l’expression et de la musicalité de son art du chant.
La deuxième étape du voyage, intitulée « Mirages » s’ouvre d’ailleurs sur LE sommet d’émotion de cette soirée. Avec le lied Der Doppelgänger (Le Double), extrait du Schwanengesang (Le Chant du cygne), dans une orchestration de Franz Liszt, Stéphane Degout touche au sublime ! Les gorges se serrent à l’écoute de cette confrontation tragique du poète avec lui-même, composée par Schubert l’année même de sa disparition si prématurée.
Au cœur de cet épisode figurent les deux mouvements de la célébrissime Symphonie Inachevée, séparés ici par une intervention de la soprano Judith Fa. La jeune cantatrice au timbre d’une belle fraîcheur déclame un air parfaitement en situation extrait de l’opéra Oberon de Carl Maria von Weber. Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, l’unité de la symphonie n’est en rien affectée par cette intervention vocale. A noter que la soprano chante deux arias depuis les hauteurs de la Halle aux Grains, donnant l’impression d’une voix venue du ciel… Une romance pour chœur de femmes de Robert Schumann, Meerfey, précède un air de l’opéra Euryanthe de Weber dans lequel Stéphane Degout maîtrise une succession impressionnante de colorature.
La troisième et dernière étape porte le nom très straussien de « Mort et Transfiguration ». Le baryton y épanouit son chant dans de nouveau extraits de Lazarus et Alfonso und Estrella. Il suscite encore un sommet d’extrême émotion avec un extrait des Szenen aus Goethe Faust (Scènes du Faust de Goethe), de Schumann. Ce beau voyage s’achève sur le Psaume 23, Gott ist mein Hirt (Dieu est mon berger), une autre de ces raretés de Schubert que ce programme nous aura permis de découvrir. Le Chœur Pygmalion y déploie sa musicalité et son art du chant.
Après un long silence recueilli, l’ovation du public ramène sur scène les solistes et le chef jusqu’au bis offert par Stéphane Degout et l’Orchestre. On admire alors une fois de plus la suavité vocale du chanteur dans un air, pas si inattendu que cela d’ailleurs, la Romance à l’étoile extraite du Tannhäuser de Richard Wagner. L’adéquation de l’interprète et de l’œuvre s’avère d’une parfaite évidence. Le Paradis !