Concerts

L’émotion du souvenir

12 septembre 1213 – 12 septembre 2013. La ville de Muret, fière citadelle occitane, commémore le 800ème anniversaire de la bataille qui s’est déroulée dans ses murs et a endeuillé toute la région. La victoire des armées de Simon de Montfort sur la coalition du comte de Toulouse Raymond VI et du roi Pierre II d’Aragon sonne le glas du monde cathare et de la société occitane médiévale. Les événements tragiques de cette époque, dont la bataille de Muret, ont inspiré à plusieurs troubadours une suite de poèmes en vers réunis dans un recueil baptisé « La chanson de la croisade albigeoise ». L’épisode spécifique de la bataille a ainsi fait l’objet d’un étonnant poème épique, rédigé dans l’urgence de l’événement par un troubadour resté anonyme. C’est ce poème qui a inspiré au compositeur Patrick Burgan l’épopée lyrique créée en l’église Saint-Jacques de Muret, ce 12 septembre 2013, par les ensembles Les Sacqueboutiers, Scandicus et Quinte et Sens.

Les Sacqueboutiers lors de la première partie du concert. De gauche à droite : Jean-Pierre Canihac, cornet à bouquin, Philippe Canguilhem, chalemie, Pierre-Yves Binard, chant, Jodel Grasset, oud, Florent Tisseyre, percussions, Daniel Lassalle, sacqueboute, Laurent Le Chenadec, basson, Pierre Hamon, cornemuse
– Photo Classictoulouse –

Musiciens, chanteurs, récitants ont ainsi uni leurs talents et leur enthousiasme sous la direction du compositeur lui-même pour porter sur les fonds baptismaux une œuvre forte, ardente et émouvante qui devrait faire date. Mais, comme pour préparer l’auditeur au choc de la bataille, Les Sacqueboutiers ouvrent la soirée sur une sorte de tableau musical de l’époque de cette croisade. Un florilège d’estampies, de danses royales, de caccie ou de conductus, qui sont pour la plupart des pièces de compositeurs anonymes des XIII° et XIV° siècles, sont extraites du manuscrit d’Apt et du manuscrit de Gérone, de l’école de Notre Dame, du Livre vermeil de Montserrat. Comme à leur habitude, les musiciens toulousains mettent en œuvre l’instrumentarium authentique lié à l’époque : cornet à bouquin, sacqueboute, chalemie, bombarde, luth, flûtes, cornemuse et percussions. Rénat Jurié et Pierre-Yves Binard apportent leur sensibilité et la sincérité de leur chant à la partie vocale de ce magnifique programme. Voici deux artistes dont les timbres se complètent harmonieusement. L’authenticité terrienne du premier, sa connaissance intime du répertoire et de la langue occitane, trouvent dans la qualité raffinée du chant du second la meilleure des répliques. « Rassa tant creis », du célèbre troubadour Bertrand de Born prend ainsi un relief et une saveur incomparables.

De la fanfare initiale à la Suite instrumentale « Benedicam Domino », l’ensemble instrumental rutile d’invention et de subtilité. La richesse rythmique et ses hoquets caractéristiques, la vitalité de la polyphonie, particulièrement éblouissantes dans la « Bombarde », extraite du manuscrit d’Apt, évoquent le style grande époque d’un Pérotin. Le flûtiste Pierre Hamon déploie ici une impressionnante panoplie d’instruments qu’il pratique avec une science et un raffinement incomparables. Sa cornemuse et surtout sa flûte double impressionnent. Les extraits du Livre vermeil de Montserrat qui concluent cette première partie magnifient une fois de plus l’association voix-instruments qui bénéficie de l’accompagnement subtil, à l’oud et au luth, de Jodel Grasset.

Le compositeur Patrick Burgan dirigeant les ensembles Les Sacqueboutiers, Scandicus et Quinte et Sens dans son épopée lyrique « 1213 – La bataille de Muret ».
A gauche Rénat Jurié, à droite Pierre-Yves Binard, les deux récitants – Photo Classictoulouse –

La création de « 1213 Bataille de Muret », qui occupe toute la seconde partie de soirée, est précédée de sa présentation par son auteur. Patrick Burgan brosse avec talent un bref tableau de sa partition. Comme les spectateurs le constatent dès les premières interventions, c’est dans une optique très théâtralisée que se déroule l’œuvre. Deux récitants, situés de part et d’autre de la scène, s’emparent du texte et le déclament à la manière des mélodrames musicaux. L’un d’eux, Rénat Jurié, dit le texte original occitan. L’autre, Pierre-Yves Binard, énonce sa traduction française. L’originalité réside dans le fait que les deux textes sont déclamés simultanément, se superposent. L’effet dramatique est saisissant. L’oreille de l’auditeur fait aisément son choix. Certes, tout n’est pas distinctement audible, en particulier dans le fracas des batailles. Mais il suffit que quelques mots émergent pour que passe l’émotion. Et croyez-moi l’émotion domine toute cette exécution. Aux instruments virtuoses auxquels Patrick Burgan confie une partition exigeante et intense, se joignent les ensembles vocaux Scandicus et Quinte et Sens, là aussi traités de manière inhabituelle. Les chanteurs n’ont aucun texte à dire. Leurs voix complètent celles des instruments de leurs timbres et des onomatopées que la partition leur réserve. Un peu à la manière du chœur dans le célèbre ballet Daphnis et Chloé, de Maurice Ravel. Le lien entre instruments et voix n’en est que plus fort. La direction précise et attentive de Patrick Burgan permet cette fusion dramatiquement assumée.

Les cinq parties de l’épopée, basées sur les laisses 137 à 141 de « La chanson de la croisade albigeoise », illustrent les divers épisodes de la bataille. Le 1er assaut prépare l’auditeur. Montfort dresse un portrait de l’assaillant, alors que Le 2ème assaut narre le déroulement des préparatifs. La quatrième partie, La Bataille, représente le cœur de l’épopée. La musique s’y déploie avec éclat comme dans les célèbres batailles composées du Moyen Âge à la Renaissance, mais avec le langage du XXIème siècle. Enfin, l’épisode final, intitulé Le deuil, touche profondément par son mélange de retenue et de révolte.

Les musiciens, les chanteurs et les deux récitants s’investissent dans cette irrésistible progression avec passion et professionnalisme. Patrick Burgan félicite chaleureusement tous les interprètes et notamment Jean-Pierre Canihac, cornet à bouquin, Daniel Lassalle, sacqueboute, Philippe Canguilhem, chalemie, Laurent Le Chenadec, basson et bombarde, ainsi que Florent Tisseyre pour la performance impressionnante qu’il réalise aux multiples percussions, soutien implacable de toute l’œuvre. L’impact sur le spectateur-auditeur est d’autant plus fort que l’émotion guide le compositeur comme les interprètes.

L’ovation debout qui accueille cette création mondiale fait chaud au cœur. Elle démontre que la musique d’aujourd’hui peut parfaitement trouver sa place auprès de tous les publics lorsqu’elle s’appuie sur la sensibilité. Souhaitons à cette œuvre tout le succès qu’elle mérite.

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